15 mars 2022
À propos de guerre
"Pourquoi la guerre ?" Une question qu’on ne cessera jamais de se poser quand on prend la pleine mesure des malheurs et souffrances que la guerre provoque dans des populations civiles qui n’en sont pas responsables : morts, blessures, destruction des habitations et des infrastructures publiques, famine, obligation d’exil et de séparation des familles, etc. Des calamités qui ne semblent pas toujours évaluées à leur juste niveau d’horreur et d’inhumanité par les va-t-en-guerre qui, la plupart du temps, ne l’ont jamais vue de près, n’en ont jamais souffert personnellement.
On pourrait ajouter au rayon des innocents, qui paient souvent la guerre de leur vie, la majorité des militaires (à l’exception des États-majors et des mercenaires) puisque qu’il ne s’agit que de civils embrigadés par des procédures bien rôdées, contraints par les circonstances de s’enrôler sans prendre conscience des motifs sournois de leur engagement et de ses conséquences. Paul Valéry soulignait justement que : « La guerre, c'est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent et ne se massacrent pas ».
La guerre bafoue ce qui devrait être la première des vertus humaines : le respect de la vie. Car chaque humain devrait réaliser que l’organisation de la matière depuis l’origine de l’univers jusqu’à la conscience humaine, capable d’en réaliser le parcours et de l’admirer, est un don miraculeux à ce jour toujours mystérieux. On doit donc considérer comme une profanation de la création de chercher à détruire ce qu’elle réalise de plus beau sous des prétextes d’orgueil, de convoitise, de puissance, de domination. La guerre est un avilissement du genre humain, la négation même de l’avantage que l’évolution lui a donné et qui le distingue du monde animal : la conscience et la raison.
Cette question du pourquoi de la guerre fut donc posée de manière pertinente par Albert Einstein à Sigmund Freud dans un échange épistolaire en 1931 dans le cadre d’un comité pour la paix créé par la Société des Nations (l’Institut International de Coopération intellectuelle), lui demandant en outre s’il existe un moyen d’affranchir les hommes de la menace de la guerre en dirigeant le développement psychique de l’homme de manière à éviter les psychoses de haine et de destruction (lire Pourquoi la guerre ?, Editions Rivage Poche)
Des questions auxquelles Sigmund Freud répondit de manière lucide et argumentée. Il souligna que la pulsion d’agression destructrice – la haine - fait partie du matériel biologique de l’homme au même titre que la pulsion conservatrice – l’amour - et que l’une a besoin de l’autre, l’amour ayant besoin d’une pulsion de possession. Cette tendance à la domination étant inscrite dans les gènes de l’être humain depuis son apparition pour des questions de survie de l’espèce, il serait illusoire de vouloir l’éradiquer de manière permanente et définitive. Elle ne pourra jamais être qu’atténuée par des pulsions d’unification qui ne devrait s’installer qu’à très long terme en poursuivant des intérêts communs partout sur la planète.
Aux origines primitives, c’est toujours la supériorité de la force physique qui décidait qui imposerait sa volonté et qui s’approprierait l’objet des convoitises. L’évolution sociale a fait en sorte de contrer ce règne de la loi du plus fort par le droit imaginé par l’union des plus faibles. Mais on s’aperçoit qu’au fil du temps les lois au sein d’une communauté sont sournoisement élaborées par et pour les plus dominateurs ce qui ramène à un moment donné au règne de la violence par des insurrections, des guerres civiles, etc. jusqu’à ce qu’un nouveau régime de droit soit réinstauré pour un temps....
La guerre est somme toute naturelle au regard de notre biologie, elle est biologiquement fondée. L’idéal d’une vie instinctive assujettie à la raison est malheureusement illusoire. Une inégalité native révèle une répartition en chefs et sujets dans une société, dès lors il conviendrait peut-être de former une catégorie de penseurs à la recherche du vrai (une sorte de conseil des sages) qui dirigerait les masses vers le bien universel.
On constate que seul l’éducation, la culture, génère des transformations psychiques qui tendent à maîtriser la vie instinctive. La culture provoque en effet l’affermissement de l’intellect, la réversion intérieure du penchant agressif (avec d’ailleurs des conséquences parfois dangereuses pour l’individu), l’affaiblissement de la reproduction et de la fonction sexuelle conduisant l’espèce vers la dégénérescence et l’extinction car on s’aperçoit que les couches de population incultes prolifèrent au détriment des plus raffinées (dixit Sigmund Freud).
Tout ce qui travaille au développement de l’éducation et de la culture travaille donc contre la guerre mais ne garantit pas la paix, d’abord parce qu’on imagine bien qu’il serait difficile de le généraliser partout de manière continue et puis parce qu’il n’empêche pas l’émergence de dictateurs sanguinaires qui sont le plus souvent très cultivés. La culture ne permet en effet pas de maîtriser ses instincts de prédation, d’éviter d’être aveuglé par une idéologie, de soigner ses obsessions…
Seule une crainte ou une haine commune pourrait accélérer le processus obligeant les êtres humains à s’entendre au niveau planétaire, à mettre leurs forces en commun, comme celle de la menace d’un ennemi extraterrestre ou plus vraisemblablement d’une extinction du genre humain par catastrophe naturelle, pollution, dégradation du climat et des ressources, pandémies, etc.
Dans la guerre qui nous occupe actuellement avec l’envahissement de l’Ukraine par la fédération de Russie, nous avons affaire à un président russe orgueilleux, nationaliste, provocateur et fier-à-bras aveuglé par une idéologie conservatrice et antioccidentale défendant les « valeurs traditionnelles » chrétiennes orthodoxes : la « foi en Dieu », le mariage comme institution hétérosexuelle, la protection de la « vérité historique », de la culture russe, de l’identité russe et son lien avec l’ancienne URSS. Il ne rêve que de rendre à la Russie son prestige et sa puissance d’avant la dissolution de l’URSS en 1991, ne reculant devant aucune méthode pour rester au pouvoir (notamment en changeant la constitution) et éliminer toute opposition (meurtres d’opposants politiques, de journalistes, manipulation des médias, propagande, contrôle des réseaux sociaux, arrestations des manifestants, opérations militaires, etc.).
Remarquons au passage que la morale chrétienne conservatrice antilibérale dont il se pare est parfaitement hypocrite puisque ; du point de vue de sa vie privée, on n’ignore pas son goût du luxe, ses nombreuses infidélités à son épouse, dont une double vie depuis plus dix ans avec une ancienne gymnaste (qui vivrait actuellement en Suisse !) ; d’un point de vue économique, sa volonté de faire de Moscou un paradis fiscal pour les multinationales, son indifférence sinon son encouragement aux manœuvres spéculatives illégales de ses oligarques pourvu qu’elles ne nuisent pas à la patrie, etc.
Son éducation et sa culture (il lit des philosophes) ne l’empêchent pas plus de se laisser exaspérer par son renégat de pays voisin qui tend à glisser dans le giron de l’Union européenne et cherche à intégrer l’OTAN. En bon dictateur, il ne veut pas tenir compte de l’avis de la population, la première concernée, puisqu’elle a répondu « Oui » à 92,3 % à la question qui lui a été posée lors du référendum de 1991 : Êtes-vous favorable à l’indépendance de l’Ukraine ?
Même un référendum organisé par oblast (région administrative) n’aurait pas changé le résultat puisque seule la Crimée est russophone à plus de 50 % et s’est donc trouvée logiquement rattachée à la Russie puisqu’une vraie démocratie doit satisfaire les souhaits de son peuple. Une très large majorité de la population ukrainienne est favorable à vouloir adopter les valeurs occidentales (le libéralisme) et on ne voit pas comment Poutine pourrait changer la volonté du peuple sauf en le remplaçant c'est-à-dire en l’exterminant ou en le chassant.
Une solution radicale et irraisonnée, intenable sur le long terme quand on sait la stagnation démographique dont la Russie souffre avec ses 146 millions d’habitants pour 17,13 millions de km² soit une des densités de population les plus faibles au monde. Son économie ne pesant pas plus que celle de l’Espagne ou de l’Australie (soit la 12ème position dans le classement mondial), son président ne peut compter pour imposer ses volontés que sur son armée (toujours la deuxième plus puissante au monde) et sur son arsenal nucléaire (le premier au monde) qu’il n’hésite pas à brandir.
En face de lui, le président ukrainien Zelensky, ancien humoriste, scénariste et réalisateur, traité par son adversaire de nazi drogué, a l’avantage d’avoir été élu démocratiquement (avec 73,2 % des voix contre le président sortant en mai 2019) pour lutter contre la corruption (notamment en supprimant l’immunité parlementaire, en mettant en place une procédure de destitution du chef de l’État en cas de faute grave, des consultations régulières de la population par référendums). Il prend son rôle à cœur inspiré de la série télévisée humoristique « Serviteur du peuple », une dénomination qu’il donnera à son parti créé en 2016. Il apparaît aujourd’hui beaucoup moins « bouffon » que ce que les Russes auraient pu croire. Il encourage son peuple à résister, communiquant en permanence à travers les réseaux sociaux, affirmant sa présence et sa gouvernance, s’imposant en leader martial au mépris de sa vie, ce qui était assez inattendu...
On lui reprochera seulement sa naïveté géopolitique en incitant l’Union européenne et l’OTAN à réagir militairement, à y intégrer l’Ukraine par une procédure accélérée, à demander une zone d’exclusion aérienne feignant d’ignorer que la satisfaction de ses demandes provoquerait le déclenchement d’une troisième guerre mondiale qui risquerait d’être nucléarisée vu le jusqu'au-boutisme du président russe. Une attitude qui, même quand on se trouve en grande difficulté, manque de stature, de hauteur de vue, de dignité. On pourrait même se demander vu la disproportion des forces militaires en présence si son retrait du pouvoir et celui de son gouvernement (puisque c’est surtout ce que souhaite Poutine) ne serait pas l’acte le plus courageux et le plus raisonnable pour préserver sa population plutôt que de s’y accrocher par orgueil et de risquer la destruction totale du pays.
Il me semble que la démarche de démission du gouvernement ukrainien devrait être encouragée sans tarder par les médiateurs potentiels qu’il vaudrait mieux issus d’un conseil de sage plutôt que missionnés par des puissances intéressées. Car le vainqueur à long terme de la guerre ne sera pas celui qu’on croit (comme souvent dans l’histoire). Le président Poutine aura en effet bafoué le droit international, perdu toute crédibilité, sera isolé au niveau international, dans l’obligation d’occuper et de reconstruire l’espace conquis, fera l’objet de ressentiments pour des décennies dans son propre pays vu les liens historiques, sinon familiaux, existants avec le pays martyrisé, s’exposera à des volontés redoublées à feu couvert d’indépendance et d’alliance de ses régions vu la variété des ethnies et cultures de son immense pays qu’il n’estime pas encore assez grand.
(Extrait de mon Abécédaire auxiliaire)
22 février 2022
À propos de déterminisme
La théorie philosophique du déterminisme, qui se définit assez simplement comme l’ensemble des causes ou conditions nécessaires qui déterminent un phénomène, reste souvent comprise de manière partielle et équivoque. Elle reste l’un des sujets les plus discutés et difficiles de la philosophie en raison de la variabilité des définitions. Affirmer que tous les phénomènes (absolument tous) sont déterminés par un ensemble de causes ou de conditions a des répercussions qui ne sont pas évaluées à leur juste importance même chez les penseurs les plus renommés.
Une compréhension complète et adéquate du déterminisme peut influencer notre jugement, notre vision du monde, notre état d’esprit, notre santé morale, notre comportement et donc modifier en profondeur notre conception de la vie. Cette doctrine peut en effet être une source de consolations et un moyen de parvenir à une tranquillité d’âme (l’ataraxie chez les épicuriens et stoïciens) ; elle est susceptible de relativiser toutes évaluations, d’alléger les angoisses, les culpabilités, les obsessions de réussite. La plupart des gens sont loin de concevoir ces retombées bénéfiques en lisant simplement les définitions qu’on peut trouver dans les dictionnaires.
Armand Cuvillier dans son Vocabulaire Philosophique définit le déterminisme en science expérimentale comme « un principe selon lequel il existe entre les phénomènes des relations nécessaires, des lois, de telle sorte que tout phénomène est rigoureusement conditionné par ceux qui le précèdent ou l’accompagnent ».
Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie définit le déterminisme en philosophie comme une « doctrine suivant laquelle tous les événements de l'univers, et en particulier les actions humaines, sont liés d'une façon telle que les choses étant ce qu'elles sont à un moment quelconque du temps, il n'y ait pour chacun des moments antérieurs ou ultérieurs, qu'un état et un seul qui soit compatible avec le premier ».
Il est nécessaire de développer ces définitions généralistes pour réaliser que le déterminisme implique l’inexistence du libre arbitre et donc la remise en question fondamentale du mérite et de la responsabilité personnelle. Nous sommes en effet conditionnés, formatés par notre hérédité - nos particularités physiques et psychiques - et notre vécu dans un certain environnement (la part mésologique constituée du milieu social, de l’éducation, de la culture, etc.). Nous agissons donc toujours en fonction de ces deux facteurs en croyant être libre.
Schopenhauer (1788 - 1860) est un des rares philosophes qui a transmis assez clairement les implications du déterminisme notamment dans son Essai sur le libre arbitre. À l’homme ordinaire qui pense être libre parce qu’il peut faire ce qu’il veut, il rétorque que sa volonté n’est pas libre, car le caractère de l’homme est déterminé une fois pour toutes par son essence, possédant comme tous les autres êtres de la nature des qualités individuelles fixes, persistantes, qui déterminent nécessairement ses diverses réactions en présence des excitations extérieures. L’homme « veut » donc en fonction de ce qu’il est. Chaque action d’un homme est le produit nécessaire de son caractère et du motif entré en jeu. Ces deux facteurs étant donnés, l’action résulte inévitablement.
Toute existence présuppose une essence, cette dernière précédant donc l’existence contrairement à ce qu’affirmait Jean–Paul Sartre. Le libre-arbitre n’existe dès lors pas et tout ce qui arrive à l’homme, arrive nécessairement. Chacune de ses actions est l’expression pure de la combinaison de son essence fixée d’avance et des motifs extérieurs dont il n’a aucun contrôle.
C’est le christianisme et en particulier Saint Augustin qui est l’origine du concept de liberté qui permet de responsabiliser les gens et de pouvoir considérer des coupables. Le mythe du péché originel rend l’Homme coupable parce qu’il aurait eu le choix de ne pas manger le fruit défendu, mais si on admet que l’Homme est déterminé, il n’est plus coupable de rien... Il faut donc bien prétexter de sa culpabilité pour l’enfermer et protéger la société.
Si Dieu est à l’origine de tout, il a créé le bien et le mal, or il ne veut que le bien… Cette contradiction a obligé le christianisme de doter l’Homme d’un libre arbitre pour qu’il soit responsable de ses actes et expliquer ainsi la non-responsabilité de Dieu dans les malheurs du monde.
Difficile à admettre évidemment pour la majorité des individus, mais les pires criminels ne sont donc pas coupables sur le fond, ils ne sont pas libres de ne pas commettre leurs monstruosités. Il est évident qu’un pédophile, par exemple, n’a pas choisi sa sexualité... La société devrait donc juger de leur dangerosité pour s’en protéger le temps nécessaire et tâcher de soigner, reconditionner, rééduquer plutôt que de rendre « justice » en n’envisageant que le point de vue punitif.
Je rejoins donc le déterminisme des stoïciens, du Baron d’Holbach, de Schopenhauer, Spinoza, Nietzsche, Leibniz, Marx… L’existence propre de l’être humain est déterminée si l’on considère qu’il réagira toujours aux circonstances en fonction de son caractère qui est congénital, une position qui peut être assimilée au fatalisme puisque, étant ce qu’on est, notre situation sera toujours ce qu’elle doit être en rapport à notre environnement.
Il faut comprendre le fatalisme – une doctrine souvent aussi mal comprise – suivant sa définition la plus succincte, soit une attitude morale par laquelle on pense que ce qui arrive doit arriver et qu’on ne peut rien y faire pour s’y opposer, sans aller jusqu’à estimer que les événements sont fixés à l’avance par une puissance naturelle ou surnaturelle (souvent dénommée Dieu) comme dans les tragédies grecques (le mythe d’Œdipe par exemple) pour parvenir à un but précis, cette définition étant plutôt celle du finalisme.
On constate d’ailleurs que ce sont toujours les circonstances extérieures, souvent ce que nous appelons les hasards - par essence non dirigés et planifiés - qui orientent de manière décisive notre vie (certaines rencontres par exemple), résultant d’un enchaînement de causes et d’effets dont on ne peut saisir le mouvement d’ensemble qui les provoque à un moment crucial et non notre volonté supposée ou nos planifications raisonnées.
En revanche, je pense comme Ilya Prigogine (1917 – 2003, prix Nobel de Chimie) que l’organisation de la matière est indéterminée même si notre univers et notre environnement quotidien nous apparaissent déterminés puisqu’ils sont régis par des lois physiques qui s’expriment d’ailleurs mathématiquement par des équations qui permettent de connaître le résultat final si on connaît les conditions initiales (trajectoire d’une comète, dynamique des objets, température d’ébullition, etc.). La physique classique donne en effet l’illusion d’un univers globalement déterministe puisque la condition d’un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène se reproduira toujours et nécessairement, à la volonté de l’expérimentateur. Il apparait donc même que la négation de cette proposition ne serait rien d’autre que la négation de la science même, et pourtant...
Les phénomènes déterminés immuables, même si c’est ceux auxquels on est confronté la plupart du temps, sont en réalité des exceptions. On constate d’ailleurs que tout n’est pas prévisible puisqu’il est impossible de connaître les conditions initiales de toutes les particules dans l’univers et que des variations infimes dans les conditions initiales peuvent entraîner des variations considérables dans l’évolution du système (Épicure parlait déjà de clinamen). Ainsi, la stabilité du système solaire n’est pas assurée au-delà d’une dizaine de millions d’années, alors qu’on lui donne habituellement une vie de cinq milliards d’années (jusqu’à épuisement de la réserve d’hydrogène du soleil).
On remarque que c’est un principe d’indétermination qui anime à chaque instant la création, des particules élémentaires aux cellules vivantes, sur fond d’entropie, de dissipation d’énergie qui crée de nouveaux états. Des systèmes physico-chimiques non vivants, mais organisés sous l’effet de contraintes microscopiques sont par exemple capables de faire émerger des propriétés globales nouvelles différentes de la simple addition de ces contraintes.
La création nécessite en effet un certains chaos et ne saurait être soumise à des lois immuables sinon cela voudrait dire que son but est inscrit d’avance quelque part. Si la physique classique pouvait nous le laisser croire, le deuxième principe de la thermodynamique ne le peut pas. L’univers est donc évolutif, créatif et l’histoire de la vie se complexifie de manière progressive sur une flèche du temps rendant irréversible certaines évolutions y compris celles de l’histoire humaine qui en fait partie.
La physique classique (newtonienne) nous a laissé croire et entendre de manière erronée que le hasard n’existe pas, qu’il n’est que l’expression de notre incapacité à tout savoir, que si nous avions connaissance de toutes les interactions dans l’univers jusque dans l’infiniment petit - énergies, forces, mouvements, positions des particules - nous pourrions tout prévoir, ce qui est inconcevable puisque la création en soi, par essence, ne pourra jamais être prévue, contrôlée et maîtrisée.
Le jeu dynamique des particules élémentaires, au départ duquel la nature compose, a des effets sur le monde matériel et immatériel - y compris notre conscience - à jamais insaisissables par l’être humain puisque tout indique qu’il est mû par une force de complexification non précisément dirigée. Pierre Simon de Laplace (1749–1827) disait que rien ne serait incertain pour une intelligence qui connaîtrait toutes les forces dont la matière est animée... Une citation insensée (d’ailleurs reconnue ainsi par son auteur, mais qui est sortie de son contexte puisque exposée en introduction d’un traité sur le calcul des probabilités) qui entraîne confusion et équivoque, puisque toute création originale est par principe probabiliste et irréversible (dixit Ilya Prigogine). La variation infime d’un paramètre à l’instant suivant (« un battement d’aile de papillon » selon la théorie du chaos) peut engendrer le début d’un changement d’une situation qu’on aurait pu croire éternelle.
Je m’accorde donc avec Ilya Prigogine qui disait que « La création est un phénomène fluctuant, probabiliste, mathématiquement non réversible et fondamentalement incertain. Un incertain qui ne doit pas nous effrayer, car c’est lui qui fait apparaître un Mozart ou un Michel-Ange ! ». Je m’oppose dès lors au principe anthropique fort (ainsi qu’au dessein intelligent qui ne s’applique qu’à la biologie) défendu par Trinh Xhuan Thuan, Léonard Susskind, Jean Staune, etc. pour qui les paramètres fondamentaux dont l'Univers dépend sont réglés pour que celui-ci permette la naissance et le développement d'observateurs en son sein à un certain stade. Une attitude anthropocentriste puisqu’elle consiste à dire que les phénomènes sont là parce que l’homme est là – même si la probabilité que notre monde émerge du chaos originel est de 10 exposant -43, soit 43 zéros après la virgule. Or l’homme découle simplement d’un phénomène d’auto-organisation hasardeux de la matière évoluant vers des états de plus en plus complexes. En tant que fruit passager de cette auto-organisation, en outre capable d’en prendre conscience, de l’observer et de la comprendre en partie, on a l’impression que la cascade de causalités qui mènent jusqu’à nous est intentionnelle, mais c’est une illusion.
L’indéterminisme de la nature n’empêche pas l’homme d’être déterminé puisque son caractère et ses potentialités sont fixées par l’hérédité, il réagira donc toujours en fonction d’eux aux événements qu’ils soient hasardeux ou pas. C’est dès lors l’occasion pour lui d’adhérer de façon active à ce déterminisme et de trouver plaisir à lui répondre du mieux qu’il peut, à l’accompagner, à l’intégrer, à optimiser sa portance comme le surfeur sur la vague. Une situation qui débouche sur un sentiment de liberté comme celui que ressent le surfeur qui évolue pourtant en fonction de la vague et en dépend totalement. Mais une vague qui peut devenir précaire et même fatale...
Il apparaît que le plus gratifiant est pour l’être humain de s’éduquer, d’apprendre, de faire expérience de son environnement dans la possibilité des moyens que son génotype lui aura donnés. Mais il n’aura aucun mérite à le faire ou démérite à ne pas le faire puisqu’il ne sera pas ontologiquement responsable de sa maîtrise ou de son inaptitude, les qualités intellectuelles et les dispositions extérieures pour les exploiter ne se commandant pas, tout autant que l’envie, la volonté, la force morale ou psychologique d’apprendre.
Notre vie s’écrit donc au jour le jour et même de seconde en seconde en fonction de notre hérédité et de l’évolution de notre milieu sans savoir où elle peut mener précisément – hors de portée même d’une entité suprahumaine qui détiendrait tous les paramètres puisque l’élan vital pousse la matière à se développer tous azimuts en se complexifiant à chaque instant sans direction précise. Son stade actuel le plus avancé à notre connaissance est le cerveau humain capable d’observer, d’admirer, de comprendre en partie ce développement.
Je crois en l’élan vital d’Henri Bergson dans L’évolution créatrice. Basé sur la force de domination et la créativité pour survivre et évoluer, le monde invente sans cesse, la créativité étant immanente à l’évolution. Mais contrairement à ce que dit Bergson, je pense qu’il ne va pas totalement à l’aventure, qu’il est poussé, piloté pour rechercher un développement et un épanouissement maximal qui évolue avec variations et échecs, mais sans but défini, donc sans issue finale nécessairement favorable même s’il recherche l’éclosion. Il peut, par exemple, aboutir à la destruction de l’humanité et donc du cerveau humain, considéré par nous-mêmes comme sa plus belle réalisation connue jusqu’à ce jour, mais pour élaborer aussitôt autre chose ; l’Homo sapiens et son cerveau n’étant qu’un amalgame de matière parmi d’autres à l’échelle de l’univers, un détail de son inventaire...
L’être humain comme les plantes et les arbres évoluent en fonction de leur capital génétique et d’un tropisme dépendant de la richesse du sol, de la situation, de l’exposition - variable dans le temps sous l’effet de changement climatique ou d’environnement, de pollution, etc. - qui vont faire leur spécificité individuelle. On peut présumer de leur état à maturité, mais non prévoir avec exactitude l’ampleur de leur ramure, la qualité de leurs fruits, etc. sauf à connaître tous les paramètres et accidents éventuels dans leur croissance (une maladie, le passage d’une tronçonneuse, un hiver nucléaire, etc.) ce qui ne sera jamais à portée de l’être humain puisqu’il faudrait qu’il connaisse l’essence de la force primale qui a créé l’univers et tous le événements qu’elle va créer et qui vont s’entrecroiser – principe de la création.
Cette conception du déterminisme signifie que chacun à chaque instant est exactement là où il doit être, mais ne pourra jamais prévoir exactement où il arrivera. Il est donc inutile de geindre sur son sort ou celui des autres, de se lamenter sur des catastrophes, de s’angoisser, de regretter, mais aussi de juger les personnes, de leur en vouloir (par exemple, à ses parents pour ne pas avoir offert la meilleure éducation possible ou des opportunités suffisantes, etc). Travailler à sa meilleure évolution personnelle selon ses aptitudes en toutes circonstances reste la seule voie à suivre.
Le bien-être de notre présence au monde ne se ressentira que si nous avons l’illusion que c’est notre volonté, notre force, notre courage, notre perspicacité, en bref notre mérite qui nous accomplit. C’est la volonté illusoire d’exploiter au maximum ses talents qui rend l’homme heureux parce qu’il a la conviction que son moi intime, comme détaché de son hérédité et de l’environnement sur lequel il s’est construit, est capable d’apprendre, d’avoir l’esprit critique, de se former, de s’informer, de raisonner, d’anticiper, de choisir, de projeter, de se souvenir, de s’améliorer sans en dépendre.
C’est en réalité la foi en notre liberté qui constitue notre principe moteur. On remarquera d’ailleurs que les régimes politiques et économiques qui ont tenté de l’étouffer ont toujours échoué. Cette imagination, cette tendance à croire en la maîtrise de nous-mêmes et à notre libre arbitre n’est autre qu’une caractéristique de l’évolution qui nous a été donné pour stimuler l’élan vital primal, la force de vie et la recherche d’épanouissement qui est en réalité commun et global. La foi en la liberté est nécessaire même si elle est illusoire.
Tout comme le libre arbitre, la liberté d’instruire n’existe pas. Les pays sous-développés ne choisissent pas de ne pas instruire les enfants, ils ne sont simplement pas dans les conditions pour les instruire… S’ils ne les instruisent pas, c’est parce que les circonstances ne sont pas encore réunies et qu’ils ont d’autres priorités vitales. Toutes les civilisations tentent d’éduquer les jeunes cerveaux à leur meilleur profit parce que c’est un élan naturel - une loi de la nature - de transmettre ses connaissances et les bons usages, pour poursuivre l’évolution dictée par elle. Aucune société ne rechigne à l’instruction car elles ressentent son avantage à tous points de vue même si dans les formes elle est discutée.
Si le niveau d’instruction global de la population mondiale augmente sans cesse, c’est bien qu’il s’agit d’une loi naturelle que d’instruire et de s’instruire en fonction de ses possibilités. L’univers au travers sa matière dont nous sommes faits tend à une complexification croissance, répond à une nécessité, comme le confirment les astrophysiciens. Il est doté d’une sorte de code génétique, tel l’ADN, qui a combiné les particules élémentaires d’une certaine manière jusqu’à la conscience humaine qui n’est qu’un rouage de l’évolution.
Le principe est réglé de manière à ce que la matière s’épanouisse au mieux, trouve une voie pour évoluer et éclore, que ce soit au niveau minéral, végétal ou animal entre les obstacles environnementaux interactionnels qu’il a lui-même créé.
Si et seulement si les conditions environnementales le permettent, l’illusion d’une certaine liberté de conscience résidera dans la volonté ou non de répondre à ce principe de chercher à devenir soi-même, d’exploiter au mieux ses qualités ce qui implique, sans en être maître, un apprentissage de soi en rapport au monde pouvant prendre toute une vie.
Cette apparence de liberté d’action nous met naturellement en phase avec l’évolution du milieu au point de nous laisser croire que les hasards sont favorables à notre éclosion et à notre bonheur d’être au monde.
(Extrait de mon Abécédaire auxiliaire)