6 mars 2021
"De l'immigration"
L’immigration est un sujet de société auquel je suis sensible puisque que j’ai vécu toute mon enfance au contact d’enfants d’immigrés et que je vis dans un quartier où ils sont devenus progressivement majoritaires. Mes voisins sont des Espagnols, des Turcs, des Marocains, des Italiens. Mais c’est surtout la communauté turque, la dernière arrivée (à partir de 1964) qui prédomine aujourd’hui puisque que la rue commerçante principale ressemble à celle d’un quartier d’Istamboul. Une mosquée de 1600 m² (bâtis) pouvant accueillir jusqu’à 1000 fidèles est en construction à 200 mètres de chez moi (bien qu’il en existe déjà trois dans le quartier).
Selon la définition de l’Organisation des Nations Unies (ONU) est immigrée toute personne qui vit dans un pays dans lequel elle n’est pas née quelle que soit sa nationalité à la naissance ou sa nationalité actuelle.
Ce critère du lieu de naissance n’est pas pris en compte par Statbel (Office belge des statistiques) qui se base sur la nationalité actuelle, la première nationalité enregistrée de la personne ainsi que la première nationalité enregistrée des parents pour différencier les Belges d’origine, les Belges d’origine étrangère et les non-Belges. La population immigrée rassemble donc en Belgique les non-Belges et les Belges d’origine étrangère qui ont soit une première nationalité étrangère enregistrée soit une nationalité belge d’origine mais au moins un des parents ayant une première nationalité étrangère enregistrée. La population étrangère se différencie donc de la population immigrée.
Autant dire une recherche de confusion avec les critères de l’ONU… Tant qu’il n’y aura pas de définition unanimement admise de ce qu’est un immigré on peut faire dire à peu près n’importe quoi aux chiffres. Il y a une très grande difficulté à savoir, par exemple, quel nombre exact de personnes d’origine turque (c'est-à-dire ayant au moins un parent né en Turquie) vivent sur notre territoire, de même pour toute autre nationalité. La confusion est plus grande encore lorsqu’on cherche à déterminer l’affiliation à une religion qui ne peut pas être enregistrée lors du recensement national…
En se basant donc sur les critères de Statbel, au 1er janvier 2020, 67,9% de la population est d’origine belge (soit 7,803 millions de personnes ayant des parents dont la première nationalité enregistrée est belge), 19,7% de Belges sont d’origine étrangère (soit 2,265 millions de personnes ayant eu une autre première nationalité ou au moins un parent de première nationalité étrangère), 12,4 % n’ont pas la nationalité belge (soit 1,426 million de personnes sur 11,492 millions d’habitants). En comptabilisant les sans-papiers au nombre de 150.000 environ, on arrive donc à une population immigrée de 3,841 millions de personnes en Belgique, soit le tiers de la population totale.
Je suis pour ma part un «natif» pour l’ONU car mes deux parents sont nés en Belgique et un Belge d’origine pour Statbel puisque leur première nationalité enregistrée était belge. Ma mère cependant ne l’était pas puisque ses parents étaient nés en Allemagne (avec une première nationalité allemande), mon grand-père ayant migré pour venir travailler dans les mines de charbon. Je suis donc un immigré de la 3ème génération considérée comme assimilée.
Après la Seconde Guerre mondiale, la Belgique manque de main d’œuvre pour exploiter le charbon sa principale source d’énergie. Les faibles salaires, la silicose et les dangers du métier détournent les Belges du métier de mineur. Plutôt que d’accorder plus d’avantages aux travailleurs belges, le gouvernement préfère se tourner vers une main d’œuvre étrangère plus abondante et plus docile. C’est ainsi qu’un protocole est conclu en 1946 entre la Belgique et l'Italie qui prévoit l'envoi en Belgique d'environ 50.000 ouvriers italiens contre la fourniture de 2 à 3 millions de tonnes de charbon par an (200 kg de charbon par mineur et par jour), ménageant ainsi à l’Italie une assurance d’approvisionnement. Des accords seront trouvés ensuite avec l’Espagne (1956), la Grèce (1957), le Maroc (1964), la Turquie (1964), la Pologne, l’Allemagne, etc.
Les premières migrations de l’espèce humaine d’Afrique vers l’Eurasie remontent à 2 millions d’années (à 200.000 ans pour l’Homo Sapiens). Leur but n’a pas changé : trouver de meilleures conditions de vie. L’Homme a donc une nature nomade prospective qui ne saurait lui être reprochée. La migration aujourd’hui en Europe n’est plus planifiée à grande échelle par des accords bilatéraux entre pays, mais l’est encore au Canada, aux États-Unis et en Australie). En 2019, on dénombre 272 millions de migrants dans le monde pour l’ONU (soit des personnes qui résident dans un pays dans lequel elles ne sont pas nées).
On notera que la Belgique pratique toujours une forme d’immigration choisie qui n’est pas toujours équitable pour l’autochtone quand on voit de quelle manière notre enseignement avec ses numerus clausus et sa sélectivité outrancière brisent des vocations. Ainsi, on empêche des jeunes belges de faire des études de médecine mais on va chercher des médecins dans les pays de l’Est ou en Afrique avec des diplômes qui n’ont d’équivalent que le nom (idem pour certains ingénieurs, professeurs d’université, etc.). Il y a donc de ce point du vue une gestion de l’enseignement en Belgique à revoir.
Les pays de contribution à l’immigration en Belgique faisant partie du top cinq sont : le Maroc, l’Italie, la France, la Turquie, les Pays-Bas. Au 1er janvier 2020, on constate que la croissance totale de la population pour l’année 2019 est de 61.235 et que 6.820 seulement résultent du solde naturel des naissances et des décès, soit un solde du mouvement migratoire international de 55.031 (avec ajustement statistique). Le solde naturel est négatif en Wallonie (-1.341) ce qui signifie qu’elle ne doit son accroissement de population qu’au mouvement migratoire interne à la Belgique (3.882) et au mouvement migratoire international (8.721) soit un boni de 11.448 habitants (avec ajustement statistique).
L’immigration en Belgique comme partout en Europe est cependant de plus en plus contestée générant des votes à droite et à l’extrême-droite qui amènent au pouvoir des partis aux fondements nationaliste, réactionnaire et sectaire plus ou moins assumés (le MR, la NVA et le Vlaams Belang en Belgique, le RN en France, le NPD en Allemagne, le PVV au Pays-Bas, l’UKIP en Grande-Bretagne, etc.). Le récent Brexit (scénario de sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne) a pour principal motif une reprise de contrôle de ses frontières. Cette opposition à l’immigration s’exprime surtout à l’encontre des populations musulmanes provenant du Maroc, de la Turquie, de la Tunisie, du Pakistan, de l’Algérie, de l’Afghanistan, de la Syrie, de Libye, de Somalie, du Sénégal, etc.
Son rejet résulte de l'idée que ces populations viennent prendre de l'emploi - permettant en outre au patronat d'engager à des salaires moindres - et des logements déjà rares, à laquelle se joignent l'importation ostensible d'un mode de vie coercitif réglé par leur religion, une attitude crispée face à tous comportements, expressions, images non en adéquation avec leur foi, enfin la prolifération d'attentats terroristes perpétrés par leur fondamentalistes.
Cette population importe donc à différents degrés ses rites et traditions vestimentaires (foulards, djellabas, barbe et bonnet de prière), alimentaires (dite halal avec l’interdiction de consommer du porc et de l’alcool), un mode de vie structuré par les prières journalières (cinq fois par jour), la prière du vendredi, le ramadan et les fêtes religieuses (dont celle du sacrifice du mouton), une manière de soumettre la femme (excision, polygamie, mariage organisé, interdiction de serrer la main d’un homme, limitation du rôle de la femme au foyer), l’imposition d’un ordre moral (condamnant la sexualité avant le mariage, l’homosexualité, la prostitution, la nudité, l’avortement), une propension à ouvrir des commerces spécifiques, à construire des lieux de culte imposants (minarets de grandes hauteurs avec appels à la prière dans l’espace public), à vivre entre soi, entre fidèles. L’islam s’inscrit à ce point dans la vie quotidienne et l’organisation sociétale que le temporel et le spirituel sont indissociablement liés, le pouvoir politique ne pouvant s’exercer sans tenir compte des contraintes religieuses.
Cette emprise de l’Islam sur la vie en société, le rend en réalité incompatible avec la Constitution belge de 1831 qui instaure une séparation entre l’Église et l’État, pour assurer la primauté du pouvoir civil (pour le mariage par exemple), une liberté de conscience et surtout d’expression. Les États musulmans condamnent les représentations et caricatures du prophète, les critiques de la religion et des ses rites (voir la fatwa de mort à l'encontre de Salman Rushdie), le mariage homosexuel, les tenues légères, etc. ce qui est en contradiction avec les libertés d’un État laïque. Feindre de l’ignorer, c’est s’exposer à des tensions et déviances politiques croissantes.
La réticence à l’égard de l’Islam s’est exacerbée avec les différents attentats terroristes des fondamentalistes en Belgique (métro Maelbeek, aéroport de Zaventem, musée Juif, etc.) et ailleurs en Europe (Charlie Hebdo à Paris, village de Noël à Berlin, etc.) que certains, notamment les islamo-gauchistes, entendraient séparer de l’Islam alors qu’ils lui sont liés étroitement puisque le Coran autorise clairement des interprétations susceptibles de les justifier. De là à suspecter tous les musulmans d’être des terroristes potentiels il n’y a qu’un pas… à ne pas franchir. Mais il serait nécessaire que ces textes soient reconnus par une autorité internationale comme une incitation à la violence et au meurtre et que le Coran soit dès lors rendu condamnable tant qu’il n’aura pas été expurgé de ces passages «sacrés» inacceptables par les juges, exégètes, théologiens et autres docteurs de l’Islam. Mais l’autorité islamique étant éclatée et non organisée au niveau international, on la voit mal résoudre le problème…
Il y a une grande difficulté à obtenir une estimation correcte, plausible et actuelle dans les médias du nombre de musulmans en Belgique, ce manque de volonté réelle d’entreprendre une recherche sérieuse pour la préciser contribue à développer le complotisme et à accentuer la méfiance des populations autochtones. La dernière estimation du Pew Research Center date de 2010 et la situe à 7,6 % de la population (soit 874.000 personnes) ce qui paraît bien en-deçà de la réalité. Pire, une recherche du sociologue de la KUL Jan Hertogen en 2016 la situait à 7% (soit 781.887 personnes) et avait été fortement discutée pour sa surestimation !
Or il suffit de cumuler les personnes originaires d’un pays musulman (tenant compte de la nationalité des parents) en Belgique pour obtenir un chiffre dépassant le million de personnes (556.000 Marocains, 300.000 Turcs, 35.000 Tunisiens, 45.000 Algériens, 15.000 Syriens, 12.000 Afghans, 25.000 Pakistanais, 15.000 Irakiens). Un nombre sous-évalué du fait que la 3ème génération des Turcs et Marocains est considérée comme assimilée (donc belge). En effet, les immigrés de ces deux pays arrivés dans les années soixante ont obtenu pour une bonne part la nationalité belge (60% soit 180.000 pour les Turcs et 333.000 pour les Marocains), leurs enfants nés Belges dans les années soixante et septante ont, à présent, eux-mêmes des enfants considérés comme Belges de souche (ou « natifs » pour l’ONU). En estimant que ces personnes de la 3ème génération ont 2 enfants (répertoriés comme Belges) ce qui est un minimum puisque les femmes musulmanes font un enfant de plus que les autres en moyenne, on peut ajouter au bas mot 500.000 personnes auxquelles s'ajoutent encore 150.000 sans papiers et 15.0000 convertis qui auront toujours des attaches significatives à l’Islam et à ses traditions à différents degrés, ce qui porte le total à 1,64 millions de personnes (soit 14,3 % de la population). Un chiffre très certainement encore sous-évalué, car il n’est pas tenu compte du fait que dans l’immigration provenant de France, des Pays-Bas, d’Allemagne, etc. il puisse se trouver des personnes originaires de pays musulmans… 14 à 15% de population musulmane paraît donc un pourcentage beaucoup plus proche de la réalité que ceux relevés dans les statistiques et recherches confuses qu’on trouve sur internet ou par exemple dans le livre de Jean-Michel Lafleur et Abdeslam Marfouk Pourquoi l’immigration ?
La répartition de ces populations musulmanes est très disparate puisque Jan Hertogen relève en 2015 : 23,6% de musulmans en région bruxelloise, 5,1% en région flamande et 4,9% en région wallonne (pour un total de 7% pour la Belgique). Certaines communes bruxelloises affichent des pourcentages s’approchant de la majorité (Saint-Josse-Ten-Noode : 45%, Molenbeek-Saint-Jean : 41,2%, Schaerbeek : 37,3%). Comme expliqué ci-avant, ces chiffres pour la région Bruxelles-Capitale peuvent en réalité être presque doublés pour se situer entre 40% et 45% de personnes ayant des attaches à l’Islam (susceptibles de respecter en tout ou en partie ses traditions).
Ce manque de recherches et d’études précises sur l’Islam en Belgique s’explique sans doute par le «non-intérêt» des entreprises privées et des pouvoirs publics à en réaliser et par l’appréhension, pour des associations éventuelles, d’être suspectées de racisme par le simple fait de se pencher sur la question. Une analyse correcte de l’expansion de l’Islam est pourtant nécessaire pour son impact sur la politique (par le sens des votes qu’elle génère), les problèmes de cohésion sociale, de liberté d’expression, de respect des droits de l’homme qu’elle risque d’engendrer de plus en plus.
Sachant qu’une économie ne peut être florissante qu’avec une démographie croissante, qu’une main d’œuvre surabondante bon marché est profitable au secteur privé du fait qu’elle permet de freiner la progression des salaires, on pourrait penser que le patronat et le pouvoir public trouvent avantage à ce que son accroissement soit confus aux yeux d’une population qui se trouve progressivement remplacée. Les désagréments de cette mutation ne font pas le poids pour les patrons, actionnaires et élites politiques d’autant que les moyens de leur statut leur permettent d’évoluer dans un environnement où ils ne les remarquent même pas. Le principe privilégie donc ici de manière hypocrite l’économique à l’humain (au sociétal) ce qui est caractéristique d’une idéologie de droite, capitaliste et conservatrice qui fait mine de rejeter l'immigration. Celle-ci étant soutenue par la gauche par humanisme et électoralisme, seuls les xénophobes partisans de droite et d'extrême-droite, non bénéficiaires des profits qu'elle engendre, s'y opposent.
On constate que l’Union Européenne présente un taux d’accroissement naturel négatif depuis les années 80 pour en arriver en 2018 (selon Eurostat) à un taux de fécondité de 1,57 enfant par femme en Allemagne, 1,88 en France et 1,62 en Belgique (1,55 pour l’Union européenne dans son ensemble) alors qu’un taux de 2,1 est nécessaire pour renouveler les générations. Cette situation amène les manœuvriers de l’économie – le patronat et le pouvoir public à son service - de considérer favorablement l’immigration et même de l’encourager ouvertement dans le cas d’Angela Merkel avec son annonce le 31 août 2015 de l’ouverture des portes de l’Allemagne aux réfugiés ponctuée d’un «Wir schaffen das !» (Nous allons y arriver !... à intégrer les migrants). Cet appel aura pour conséquence l’afflux d’1,1 million de réfugiés en Allemagne pour l’année 2015, symbolisé dans les médias par ces photos de colonnes de migrants interminables sur les routes.
On s'attache peu aux raisons pour lesquelles les pays de l’Union Européenne ne font plus suffisamment d’enfants pour renouveler les générations. Elle est certainement liée à une gestion orientée du temps de travail et de sa rémunération au profit de ceux-là même qui cherchent aujourd’hui à attirer chez eux les immigrés. Ils ont d'évidence créé des conditions défavorables à la procréation par le niveau insuffisant des salaires qui ont inciter les femmes au foyer à chercher de l’emploi, par le temps de travail qui n’a plus diminué depuis 40 ans (ou de manière insignifiante) altérant la qualité de vie alors que l’évolution de la technologie a démultiplié son produit, par la raréfaction et la précarité de l’emploi pour les jeunes qui les empêchent de fonder une famille, par le manque de congés de maternité bien rémunérés, de congé parental, de garantie de retrouver son emploi, à quoi il faut encore ajouter l'insuffisance d'infrastructures d'accueil pour la petite enfance et leur coût trop élevé, etc.
L’explication est donc celle de l’impossibilité matérielle d’assumer des enfants ou de la tendance à préserver une qualité de vie minimale. Créer les solutions pour articuler de façon harmonieuse la vie privée et professionnelle est donc nécessaire si on veut éviter le remplacement progressif de la population indigène qui est engagé… La question de savoir s’il faut persévérer à tout prix dans un principe de croissance perpétuelle en gommant une culture au profit d'une autre pourrait se poser, mais elle est loin à ce jour de perturber les acteurs de l'économie, pouvoirs publics compris, qui s'inscrivent dans la mondialisation.
Des études (précises celles-là) démontreraient que les immigrés rapportent plus d’argent qu’ils n’en coûtent, qu’ils payent plus de taxes qu’ils ne recevraient d’argent public, mais elles ne tiennent en réalité pas compte de leur impact global sur les finances de l’État, par exemple, par la pression supplémentaire exercée sur l’administration, les services sociaux et de santé. On remarque que la surabondance de la manœuvre profitable au secteur privé l’est moins pour l’État puisqu’on constate que 50% pourcent des immigrés n’ont toujours pas d’emploi après 4 ans de présence sur notre territoire.
L’argument selon lequel les immigrés viennent grossir le gâteau avant d’en manger une part n’est valide que lorsqu’ils créent ou trouvent de l’emploi dans les mêmes proportions que les autochtones.
L’apport culturel que l’immigration représenterait est sans doute l’argument le plus usité mais se trouve pourtant être dérisoire, sinon contre-productif, tant il est évident que les immigrés ne débarquent pas dans notre pays avec des œuvres (littéraires, musicales, picturales, etc.) de leur pays sous le bras pour nous les faire partager… De leur culture ils ne partageront souvent que l’alimentation (ou cuisine) quand ils ouvrent commerces (ou restaurants) et quelques scènes folkloriques à des occasions festives.
Le vrai bénéfice dont on ne parle pas se trouve dans la qualité humaine de la plupart des immigrés forgée aux épreuves de l’exil, du déracinement, de l’adaptation aux nouvelles conditions de vie. Épreuves qui requièrent volontarisme, audace, prise de risque, humilité, simplicité, souplesse, serviabilité, satisfaction de peu. Au cours de ma scolarité, mes condisciples les plus proches ont souvent été des enfants d’immigrés (surtout Italiens et Espagnols mais aussi quelques Turcs) qui avaient hérité de ces qualités.
Une démonstration plus actuelle pourrait être celle de ce technicien d’une société de télécommunication qui vient faire une installation à la maison au moment où j’écris ces lignes. Il nous parle de son choix de changement d’employeur qui n’a rien à voir avec les scandales financiers, faisant la Une de l’actualité, provoqués par le PDG de son ex-société. Il estime n’avoir pas à s’en préoccuper, que pour lui son seul objectif est d’avoir du travail car il avoue n’avoir pas fait de hautes études, ni avoir de hautes qualifications et que dès lors il se fait «tout petit». Il règle un problème de synchronisation sur un de nos téléphones portables qui n’entre pas dans le cadre de son intervention ainsi qu’un raccordement à un lecteur DVD. Il remercie pour l’avoir aidé à déplacer le meuble afin de lui donner accès aux prises du téléviseur, demande l’autorisation de s’asseoir pour travailler sur sa tablette et procéder aux réglages, lorsqu’une sonnerie musicale de son téléphone portable personnel retentit et confirme ses origines arabes…
L’argument le plus prégnant est celui de l’obligation morale d’héberger des réfugiés politiques dont la vie est mise en danger dans leur pays. Elle est d’ailleurs actée à l’article 14 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : «Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays». On remarque que la très grande majorité des demandeurs d’asile se composent d’hommes seuls laissant supposer qu’ils auraient abandonné leur famille au danger et qu’ils seraient dès lors des réfugiés économiques, mais les médias oublient de signaler que ceux-ci ont en réalité laissé femmes et enfants dans les camps de réfugiés limitrophes de leur pays en guerre (Turquie, Liban, Jordanie dans le cas des Syriens).
La bienveillance pour ses semblables, l'humanité commande d’accueillir ces populations fragilisées, en se souvenant que ce sont des êtres humains comme nous qui ont le même organisme et ressentent les mêmes émotions, et que leur culture n’est qu’un «habillement». Un effort d’empathie est parfois nécessaire pour s’en persuader, il faut s’imaginer à leur place pour comprendre à quel point on serait soulagés d’être accueillis par des populations étrangères loin de chez nous pour fuir des dangers dont il faut éviter de croire qu’ils ne nous menaceront jamais.
Cependant, il faut bien constater que la Déclaration universelle des droits de l’homme propose des droits idéalisés, des objectifs vers lesquels la société doit tendre mais qui peuvent mettre en cause sa viabilité s’ils ne sont pas assortis de la condition que la liberté octroyée ne doit pas nuire à autrui, souligné par l'Article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, repris par l’adage de Stuart Mill : «La liberté s’arrêtent là où commence celle des autres». Une flagrante contradiction.
Ainsi les articles suivants : «Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays» (Article 13) sauf... si ces personnes arrivent massivement au point de désorganiser et de dénaturer la société d’accueil; et «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites» (Article 18) sauf... si ces personnes imposent leur mode de vie fondé sur des critères religieux exprimés dans l’espace public.
L’immigration ne devrait pas poser de problèmes tant qu’elle ne met pas en péril le bon fonctionnement de la société qui l’accueille (de la sécurité sociale notamment), ne porte pas atteinte à la qualité de vie, ne fait pas pression sur la façon de vivre du pays hôte (sur sa liberté d’expression et son habillement notamment), tant qu’elle trouve de l’emploi (ou le crée avec des commerces spécifiques par exemple), une perspective d’avenir, un progrès social possible, un logement, de la place aux enfants dans les crèches et les écoles.
L’immigration musulmane, puisqu’elle est la seule à ce jour à poser problème (les autres étant moins présentes et démonstratives), trouverait intérêt à vivre en concorde avec autrui en atténuant l’aspect conquérant de sa religion, en évitant la multiplication de mosquées imposantes et de commerces spécifiques qui dénaturent les centres villes européens (en Allemagne et aux Pays-Bas notamment), les signes et pratiques extérieurs de conviction qui s’immiscent dans sa relation avec les non-croyants (foulard, nourriture hallal, us et coutumes d’un autre âge, entre-soi, etc.).
La moindre des choses en tant qu’immigré est d’éviter de susciter des tensions en raison de sa foi et de ses traditions dans le pays d’accueil. Il devrait prendre conscience que provoquer des obligations d’adaptation de la part des autochtones ne peut qu’engendrer une considération négative qui leur rendra la vie plus difficile, suscitera des discriminations, des injustices…
Les États laïques ont bien compris qu’il était nécessaire au regard des tensions habituelles entre communautés religieuses, des conflits incessants et dévastateurs dans l'histoire de l'humanité, de séparer le spirituel du temporel, l’Église de l’État.
Une fois la religion définitivement privatisée, il restera à s’ouvrir les uns aux autres, c'est-à-dire à réapprendre ce que la religion désapprend puisqu’elle rassemble et relie, selon son étymologie, mais seulement les fidèles d’une même confession… donc se ferme en vérité aux incroyants ou adeptes d’autres religions.
Pour avoir des rapports de bon voisinage, chaque partie devra donc apprendre à modérer l'étalage de ses particularités communautaires, à dialoguer, à aller vers l'autre, mais peut-être un peu plus celle qui s’invite que celle qui reçoit, pour éviter le sentiment d'une colonisation sournoise.
7 février 2021
"De l’État-providence à la mort du libéralisme"
On mesure vraiment en ces temps de pandémie l’importance cruciale de l’État-providence que tous les indépendants, toutes les petites et grandes entreprises sollicitent aujourd’hui avec insistance sinon âpreté pour obtenir son aide financière, parfois même revendiquée telle un dû, pour assurer leur survie. Cet « État-providence » est pourtant habituellement conspué par le libéralisme qui se plaît à profiter de cette appellation pernicieuse pour suggérer un État trop permissif, trop secourable, coupable d’assistanat. Les circonstances qui démontrent son rôle vital sont peut-être l’occasion de le réinterpréter en « État-social » (comme en Suisse) ou mieux encore en « État du bien-être » (Welfare state s’opposant au Warfare state - état de guerre – de l’Allemagne nazie) pour retourner l’insinuation.
Cette pandémie permet donc de constater l’invalidité du libéralisme économique, rien de moins, puisqu’il prône la libre concurrence, le laisser faire, la déréglementation et la non-intervention de l’État en se fondant sur le fameux principe de la main invisible d’Adam Smith (1723-1790) selon lequel les actions individuelles des acteurs économiques, guidés par leur seul intérêt personnel, contribuent à la richesse et au bien commun. Il suppose donc un ordre économique naturel dans le libre jeu des initiatives individuelles niant un rôle régulateur nécessaire de l’État dans la redistribution des richesses pour assurer la cohésion de la société. On imagine où on en serait aujourd’hui s’il ne fallait compter que sur le marché pour aider les gens en difficulté !
Le libéralisme politique cherche à limiter le rôle légitime de l’État à la protection des libertés individuelles en assurant les fonctions régaliennes de police, de justice et de défense, tout en insistant sur la liberté de conscience, d’expression et la séparation des pouvoirs. Une doctrine susceptible de rallier de nombreux partisans dans cette formulation, on peut en effet se demander qui la contesterait sinon les dictateurs… En signalant tout de même que placer l’ordre public au service des libertés individuelles amènent les autorités libérales à réprimer le désordre plutôt qu’à le prévenir ce qui oblige à emprunter des méthodes dictatoriales combattues théoriquement.
Le libéralisme prône le droit naturel (prenant en compte la nature de l’Homme : liberté, sécurité, droit de propriété) contre le droit positif (édicté par l’État), il considère que la société doit être le résultat des volontés et intérêts de chacun sans qu’aucune autorité ne puisse imposer un ordre social par la force. Il appelle à libérer de toutes contraintes l’épanouissement de l’activité humaine ce qui est louable lorsqu’elle est passionnelle et intègre mais l’est moins lorsqu’il motive toutes conduites orientées par le gain, réduisant toutes les valeurs à la seule valeur marchande avec les dérives que l’on connaît : spéculation, évasion fiscale, abus de biens sociaux, détournement, corruption.
Se déterminer libéral ne peut pas aller sans accepter les dispositions économiques que le libéralisme promeut et sans situer son niveau exact de tolérance de l’intervention de l’État, un niveau qu’on remarque très variable selon les circonstances favorables ou non et qui apparaît dès lors hypocrite, opportuniste, égoïste, générant une manière immorale de gouverner.
Le libéral réclame une protection sociale la plus mince possible pour les autres quand tout va bien pour lui mais la revendique avec véhémence quand ça va mal en déplaçant simplement son curseur sur l’échelle d’acceptation de l’intervention de l’État. On a déjà pu le constater en 2008 lorsqu’il s’est agi de renflouer les banques. En somme, la politique du libéral est de privatiser les bénéfices mais de mutualiser les déficits.
Le libéralisme docilement ajustable est donc assez pratique pour entrée dans les majorités gouvernementales, tout en pouvant se permettre une attitude intransigeante et hautaine au nom de sa défense des droits individuels qui lui donnerait l’autorisation de diaboliser ses adversaires catalogués illico de fascistes, communistes ou populistes. Pour ajouter à la confusion de sa portée, notons que le libéralisme outre-Atlantique (aux États-Unis et au Canada) a les visées inverses du libéralisme européen puisqu’il est favorable à l’intervention étatique, associé aux mesures de l’État-providence du programme du New Deal (politique pour lutter contre les effets de la grande dépression) du président démocrate Franklin Roosevelt.
La définition du néolibéralisme ou ultralibéralisme est bafouillée par les libéraux qui vont jusqu’à dénier l’appellation (qui ne serait propre qu’à leurs contradicteurs) et qui font semblant de ne pas comprendre qu’on puisse qualifier l’Europe de néolibérale. Le néolibéralisme qualifie en effet la politique économique menée depuis la fin des années 1970 dans le monde anglo-saxon au profit du capital (par Margaret Thatcher et Ronald Reagan), étendue à toute l’Europe dans les années 90 et qui se caractérise par la recherche de suppression de l’État-providence (de ses fonctions sociales au bénéfice du citoyen), par la dérégulation des marchés, la disparition du service public au profit du privé, l'allégement fiscal des entreprises mais pas du citoyen, la flexibilité du travail, la stagnation des salaires et des retraites, l’allongement des carrières, la diminution des cotisations sociales, la réduction des dépenses publiques et de la souveraineté des États au mépris de la majoration des inégalités sociales et de la croissance des pays en développement.
Pour Pierre Bourdieu, le néolibéralisme tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales. C’est un programme de destruction méthodique de toutes les structures capables de faire obstacle à la logique du marché pur, des collectifs de défense des droits des travailleurs, des syndicats, des associations, des coopératives et même des familles.
L’obsolescence du libéralisme économique n’implique pas pour autant l’instauration d’une économie étatique planifiée (comme dans le régime de l’ex-URSS) car celle-là bride l’initiative personnelle, la création inattendue en étouffant donc l’épanouissement personnel, de plus elle mine le fonctionnement du marché en raison du mécanisme des prix (dépendant de l’offre et la demande) que l’État est obligé de présupposer.
Un système économique valide doit viser la cohésion de la société en évitant de mettre ses citoyens en difficulté, en les préservant des aléas, en leur assurant une vie décente. La liberté d’entreprendre doit être encouragée et facilitée mais régulée quand elle empiète sur celle des autres et devient nuisible au bien commun, car on sait la nature humaine égoïste et prédatrice susceptible de verser constamment dans la malversation à son profit. Revendiquer les libertés individuelles et d’action signifie trop souvent revendiquer le droit de se permettre des malhonnêtetés même si on parvient à les faire entrer dans le cadre de la loi. Une police entrepreneuriale est donc malheureusement à mettre sur pied pour travailler en coopération avec une police fiscale.
Il faut donc en finir avec « le laisser faire » ou déréglementation qui dit bien ce qu’elle veut dire (qui permet d’agir hors toute réglementation), interdire la spéculation (opérations d’achat et de vente de titres financiers) qui est un vol organisé sur le dos de l’économie réelle (à noter que l’usure a été interdite jusqu’en 1885 par la religion catholique qui en percevait l’immoralité), ne plus permettre le jeu pernicieux des milliardaires dans les paradis fiscaux, inscrire « l’État du bien-être » (et non « l’État-providence ») dans nos institutions c'est-à-dire doter l’État de larges compétences réglementaires en vue d’assurer un minimum de fonctions sociales au bénéfice de ses citoyens pour créer une véritable Europe sociale qui donnerait l’exemple.
Les appels à l’aide, tout azimut, adressés à « l’État-providence » devraient être l’occasion de réaliser l’hypocrisie des politiques néolibérales, de restaurer l’honnêteté du système économique, de prendre conscience que les fonctions régaliennes de police, de justice et de défense susceptibles d’instaurer les bonnes conditions du commerce doivent d’abord s’exercer sur la manière de le gérer.
24 janvier 2021
"À propos d’opinion"
On connaît l’importance de l’opinion personnelle et de « l’opinion publique » qui commande nos actions, nos comportements et modes de vie à l’échelle d’une personne, d’une communauté, d’un pays, d’un continent ou même plusieurs (ce qu’on appelle l’Occident par exemple).
La manière de penser, le jugement qu'une personne porte sur un sujet ou un ensemble de sujets dépend de son caractère (inné), de son vécu personnel, de son milieu, de la façon de s’informer (de la variété et de la qualité de son information). On devrait s’attendre logiquement à ce que chacun aspire à ce que son jugement soit le plus juste possible, s’approche au plus près de la vérité, pour le meilleur bénéfice du bien commun.
Il est clair que les êtres humains naissent avec des sensibilités, des prédispositions à l’empathie et aux relations sociales différentes. Le milieu d’évolution notamment familiale conforte, atténue ou dévoie ces caractères innés. L’éducation et l’enseignement devraient idéalement développer l’exercice du bons sens, du raisonnement logique, de la confrontation des opinions divergentes, le souci de la recherche d’informations la plus variée et l’évaluation des conséquences de ses arguments. Tout cela dans le but (parfois perdu de vue) d’acquérir une faculté de juger objective la plus profitable à l’intérêt général.
On s’aperçoit malheureusement qu’une grande majorité d’individus même des plus instruits ont des opinions et jugements orientés immuables. Ceux-là (parmi lesquels on trouve beaucoup de journalistes censés pourtant exposer les faits sans orienter l’opinion) n’ont pas pu corriger leurs tendances naturelles ou acquises dans un embrigadement qui les amène à penser et à s’exprimer toujours avec des œillères, comme obnubilés par la même idée, révélant « une tête bien pleine mais mal faite » (déjà constaté par Rabelais).
L’inconvénient de ces partis pris notamment chez les intellectuels médiatisés, intervenants, débatteurs, etc. est qu’on connaît à l’avance l’orientation générale de leur discours et qu’on sait ce qu’ils vont dire précisément sur certains sujets, car ils sont affectés d’un biais de pensée, d’un tropisme. On devine qu’ils ne reconnaîtront jamais comme profitable à l’intérêt commun une idée ou une action provenant du camp auquel ils sont opposés par principe.
Pour illustrer une origine parmi d’autres de ce biais de pensée, je prendrais l’exemple d’un collègue qui avait une culture encyclopédique et pouvait parler pendant des heures sans discontinuer sur presque tous les sujets mais en ramenant toujours son discours aux mêmes obsessions n’engageant pas à prendre en compte son opinion. Il avait une connaissance pointue de l’histoire de l’URSS (en particulier du stalinisme) et de l’Allemagne (en particulier du national-socialisme)… J’ai cherché longtemps à savoir d’où lui venait cette admiration pour les régimes totalitaires jusqu’à ce qu’il me parle un jour de son enfance et de son éducation très stricte dispensée par un père gendarme de profession… Ce collègue était aussi un artiste peintre-dessinateur qui réalisait de manière rigoureuse et patiente des œuvres hyperréalistes, l’abstraction étant pour lui une dégénérescence de l’art pictural… Son idéologie conditionnait jusqu’à son travail créatif. J’ai appris plus tard qu’il mettait aussi ses talents de caricaturiste (anonyme) au service d’un journal d’extrême-droite...
Un bonne part de la qualité de son opinion ou jugement dépend aussi de la richesse et de la variété de son information. Idéalement, il faudrait avoir vécu toutes les situations en rapport au sujet sur lequel on veut se faire une opinion : avoir été SDF, migrant, musulman, ouvrier en usine, infirmière en période de Covid, ministre, haut fonctionnaire, chef d’entreprise, patron de multinationale, dirigeant d’une grande banque, etc. Comme il n’est pas possible d’avoir autant de vies, il est primordial de s’informer au mieux en se renseignant auprès des gens concernés (mais pas seulement pour ne pas s’en tenir qu’à des points de vue ponctuels), par les livres, les médias les plus variés (non systématiquement orientés), par internet, etc. tout en prenant soin de recouper toujours ses informations (règle d’or du journalisme).
Le niveau de motivation, de curiosité et de résolution déterminera donc la qualité de l’information. Ainsi après avoir lu un article, un livre ou écouté une interview clairement engagé, il est nécessaire de chercher systématiquement le contrepoids d’une orientation opposée avant de prononcer son jugement. Ainsi si on s’en tient à la lecture des livres de Douglas Murray (notamment L’étrange suicide de l’Europe, 2018), on finira assez vite par voter Le Pen si on ne cherche pas à la contrebalancer d’un point de vue contradictoire (par exemple par celle de Pourquoi l’immigration ? de Jean-Michel Lafleur et Abdeslam Marfouk, 2020).
Il y a démonstration sur les réseaux sociaux que les personnes qui réagissent avec le plus de virulence et de malveillance aux événements de toute nature le font sans connaître leurs circonstances exactes, sans s’être suffisamment informées, sans avoir fait un travail de recherche. Elles se laissent emportées par leur impulsivité, sinon leur instinct primaire, en émettant un jugement sans valeur qui révèle surtout une grande frustration et un épanouissement personnel raté.
La critique de la partialité idéologique de certains médias et intervenants n’a pas pour but d’encourager la neutralité mais un jugement plus impartial. Elle cherche aussi à épargner au lecteur ou à l’auditeur le sentiment de ne rien apprendre puisqu’on devine les positions qui vont être prises, amenant lassitude sinon exaspération. Contester sévèrement certaines situations ne signifient pas qu’on soit forcément partisan, sectateur, zélateur… si on les a analysées et étudiées en dehors de toute influence idéologique. L’objectivité n’implique pas la neutralité. La mise en forme de notre opinion devrait se calquer sur celle du jugement rendu en justice par des juges intègres. L’allégorie de la justice a les yeux bandés en signe d’impartialité, la balance dans une main et un glaive dans l’autre pour trancher. Les faits sont jugés rationnellement mais avec à la clé une sanction qui peut avoir l’effet d’une prise de parti, mais l’effet seulement.
On pourrait aussi se souvenir des principes de la dissertation : analyse précise du sujet, exposé correcte du problème, argumentation pour et contre avec exemples, évaluation ouverte. On pourrait ainsi éviter que l’idée préconçue précède l’observation, que le discours soit a priori dirigé.
On peut concéder que l’objectivité peut être ramenée à un effort de relativité et qu’on ne peut jamais pleinement faire abstraction de ce qu’on est, mais cet effort finit par se voir et être respecté car il installe une méthode de pensée qu’on rencontre en justice chez les juges les plus intègres qui parviennent à mettre de côté sentiments, tempérament, pressions extérieures.
Il faut tout de même distinguer l’information des grands médias émanant de professionnels soumis à une déontologie (même si elle est souvent bafouée) et celle glanée sur les réseaux sociaux Facebook ou Twitter où tout le monde peut émettre ou relayer des rumeurs (des fake news). Il faut aussi se rendre compte que la clé de fonctionnement des réseaux sociaux est d’inciter les utilisateurs à s’y tenir le plus longtemps possible en leur proposant des informations en phase avec leurs préférences individuelles. Par exemple, si on lit un article ou regarde une interview d’Alain Soral (réputé d’extrême-droite) on trouvera facilement des renvois et des liens vers ceux de Dieudonné, Kemi Seba, etc. Les réseaux sociaux confortent donc les opinions par le truchement d’un biais de confirmation qui incite à ne sélectionner que les informations qui vont dans le sens des croyances et idées préexistantes au détriment de celles qui s’y opposent ou jouent en leur défaveur. On constate dès lors « un enfermement progressif dans un entre-soi informationnel clos » selon Xavier Seron (Dr en psychologie à l’UCL).
Certains individus plus que d’autres veulent absolument donner un sens aux événements hasardeux qui leur paraissent défavorables. Ils cherchent à se rassurer ou se prémunir en désignant un coupable qui trouverait un intérêt à la situation. L’attitude complotiste est somme toute révélatrice d’une faiblesse du contrôle de soi et de sa pensée. Friedrich Nietzsche (dans Aurore, 1881) conseillait : « Tu dois chaque jour mener aussi campagne contre toi-même ».
On constate par exemple que les individus fervents d’horoscopes et adeptes de spiritisme (avec la croyance en la possibilité de communiquer avec l’esprit des défunts) adhèrent presque cinq fois plus (différence de 11 à 48%) aux théories du complot (selon une enquête en 2018 de l’Ifop, Institut français d’opinion publique). Combattre cette fragilité inscrite dans son tempérament pour s’approcher au plus près de la vérité demande un effort sur soi continu, car elle revient sans cesse au galop.
On remarque aussi une orientation des opinions en fonction du principe de « l’ethos de classe » (popularisé par Pierre Bourdieu), soit un système de valeurs implicites que les gens ont intériorisé en fonction de leur classe sociale. Par exemple, on remarque que les classes inférieures (aux bas revenus et niveau d’instruction) ont une propension à l’autoritarisme et à la répression pour résoudre les problèmes, mais que leur tendance pour l’ordre et le conservatisme disparaît s’il s’agit de préserver la structure politique et sociale (les rapports de force) tandis qu’on verra les classes supérieures chercher à la consolider (pour défendre ses acquis).
L’opinion publique est souvent considérée à tort comme une somme des opinions individuelles, une opinion médiane, la plus démocratique et la plus proche de la vérité. Une société idéale n’aurait pourtant pas besoin d’être dotée d’une « opinion publique » si chacun des individus qui la compose était doté d’un sens de la justice, de l’impartialité. L’opinion publique représente dès lors toujours un ensemble de convictions mal construites, de valeurs détournées, de jugements partiaux, de préjugés et croyances fondés sur des avis tranchés, des émotions du moment, des informations non vérifiées.
L’opinion publique résulte des médias de masse (presse, affiche, cinéma, radiodiffusion, télévision, internet) et parfois de démonstrations dans l’espace public (défilés, manifestations, harangues, etc.). Elle est donc facilement manipulable par des techniques de propagandes : manipulation ou rétention des images (montage tendancieux), inspiration de la peur, témoignage partisan, redéfinition de l’histoire, ritualisation, droit-de-l’hommisme justifiant l’ingérence, déformation des faits et statistiques, simplification, imprécision, exagération, désignation de boucs émissaires, slogans, glissements sémantiques («frappe aérienne» pour «bombardement», «dommages collatéraux» pour «victimes civiles», «solidarité» pour «impôt», «vidéo protection» pour «vidéo surveillance», «intervention humanitaire préventive» pour «intervention militaire», etc.).
On peut noter que dans les économies capitalistes la propagande peut même être non délibérée au travers la publicité qui façonne les comportements et styles de vie dans le sens du consumérisme.
L’opinion publique ne peut être dissociée de la manière dont elle est mesurée et quantifiée. On peut aller jusqu’à dire que l’opinion publique est construite par les sondages qui suscitent l’opinion des individus (qui n’en ont pas toujours) par des questionnaires qui ne sauraient être neutres. Pierre Bourdieu prétendait qu’elle n’existe pas (L’opinion publique n’existe pas, Les temps modernes, janvier 1973). Selon lui les enquêtes d’opinion supposent que l’opinion est à la portée de tous, que toutes les opinions se valent et qu’il y a un accord sur les questions qui méritent d’être posées. En réalité, on s’aperçoit qu’elles sont posées quand le sujet devient un problème politique, c'est-à-dire lorsqu’il y a un certain type de demande sociale ce qui fausse déjà la réponse. Le sondage apparaît donc surtout comme un instrument d’action politique qui consiste à imposer l’illusion qu’il existe une opinion publique qui serait l’addition prétendue des opinions individuelles. Annoncer que 60% des Français est favorable à… est un artefact qui dissimule toutes les tensions, différences de convictions (on additionne des gens qui mesurent en centimètres avec des gens qui mesurent en kilomètres) qui contribue au final à faciliter l’imposition de mesures politiques.
Un nouveau mode d’analyse d’opinion publique vient heureusement concurrencer celui des sondages habituels, c’est celui des sociétés de web listening (écoute du web) et social media listening (écoute des réseaux sociaux) qui traitent directement les opinions sur le web (publications sur les réseaux sociaux, discussions sur les forums, billets de blog, commentaires sur les sites marchands, etc.). Il permet d’éviter l’interaction entre l’enquêteur et l’enquêté garantissant une opinion plus pure et spontanée, d’affiner son niveau, de tendre vers l’exhaustivité (par rapport à la représentativité propre au sondage).
On constate donc bien qu’améliorer chez une majorité d’individus leur manière de se faire une opinion, c'est-à-dire la qualité de leur jugement personnel permettrait d’atténuer sinon de faire disparaître l’effet de la prétendue « opinion publique » qui s’est révélée à l’origine de bien des désastres au cours de l’histoire.