"Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture", Henri Matisse.
Alain Zenthner
12 décembre 2018

Difficile de nier encore en cette fin d'année le résultat désastreux des politiques ultralibérales menées par les gouvernements au pouvoir en Belgique et en France (sinon dans toute l’Europe). Ceux–ci sont parvenus à susciter l’exaspération de la majorité de la population comme jamais depuis des décennies, confortant la défiance à l’égard du monde politique en général.

On ne semble toujours pas prendre conscience que ces politiques sont menées sous la pression des détenteurs de capitaux cachés dans les paradis fiscaux (à la recherche de profits toujours croissants), des capitaux impliqués dans la moitié du flux financier mondial ! Ces paradis fiscaux ou juridictions de complaisance, qui ont chacun leurs spécialités, sont actuellement au nombre de quatre–vingt–huit parmi lesquels, rien qu’à portée de main, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, les Pays–Bas, la City de Londres, Jersey, Guernesey, l'Irlande, Monaco, Andorre, le Liechtenstein... (Et non huit comme le prétend la Commission européenne). Les détenteurs peuvent être n’importe qui : multinationales, grosses entreprises, institutions financières (banques, assurances, etc.), particuliers très fortunés, mais aussi des mafias (de la drogue, du sexe, des armes, etc.), puisque le secret bancaire est toujours d’application pour les plus nantis malgré ce que certains gouvernements prétendent (dixit un banquier luxembourgeois !)

Ces ploutocrates sont devenus si puissants qu’ils sont en mesure de rendre les États dépendants de leurs capitaux. Ce sont, en effet, des acteurs privés qui organisent une mise en concurrence des États et non l’inverse. À celui qui sera le plus avantageux pour qu’on s’implante chez lui, le taux moyen d’impôts sur les bénéfices des sociétés ne cesse dès lors de diminuer partout au détriment du contribuable.

Pour augmenter leurs avoirs, ils cherchent à réduire le rôle des États au maximum en incitant la privatisation des services publics dont ils profitent néanmoins. Ils imposent pour ce faire des directives d’austérité mises au point dans les think–tanks libéraux ou organisations telles que la Société du Mont Pèlerin répercutées ensuite en cascade par les lobbies, le FMI, les banques centrales, la Commission européenne, le grand patronat et les partis politiques à leur solde (ceux qui ne le sont pas y étant contraints : Syriza, Ligue du Nord, etc.)

L’argument massue utilisé est la dette publique qu’ils ont contribué à creuser (notamment pour sauver les banques privées) et qu’ils veulent faire rembourser à la classe moyenne la plus large sans y prendre part. Ils prônent une pression sur la productivité, une fiscalité élevée, une restriction des effectifs, des salaires, des pensions (tout en allongeant les carrières), de l’entretien des biens publics, etc. Tous les secteurs des services publics (police, justice, enseignement, santé, etc.) se trouvent ainsi affectés. Seuls ces opulents (grands patrons, banquiers, actionnaires, etc.) et leurs exécutants (politiciens et hauts fonctionnaires européens ou autres) peuvent se permettre de conserver ou d’augmenter leurs rétributions et privilèges (parachutes dorés par exemple).

Dans ces conditions, on peut se demander si se déplacer pour aller voter a encore un sens. De plus, les systèmes électoraux qui prétendent garantir la démocratie semblent organisés pour laisser toute latitude à l’élite financière d’organiser le pouvoir.

Le système électoral français de la présidentielle (scrutin uninominal majoritaire à deux tours) a permis de mettre au pouvoir un homme politique qui n’a reçu que 17% des voix des Français (tenant compte des abstentions), le second tour étant un vote du moindre mal (par défaut pour éliminer l’extrême droite) plutôt qu’un vote d’opinion.

Pire encore en Belgique où le parti du Premier ministre n’a reçu que 7,8 % des voix des Belges (9,6% des votants, les abstentions s’élevant à 19,1 % de l’électorat dans un pays où le vote est obligatoire – suffrage universel direct à la représentation proportionnelle). Charles Michel ne doit donc son poste qu’à des manœuvres politiciennes, des arrangements entre partis pour former une majorité qui gouverne le pays au détriment d’autres qui ont récolté plus de voix (le PS en Wallonie).

Il est curieux de constater que le problème des paradis fiscaux est encore traité dans les médias et par les économistes (même rebelles au capitalisme) de manière subalterne alors qu’il est le fondement essentiel des problèmes que rencontrent nos sociétés, injustices sociales et atteintes graves à l’environnement (neuf des plus grandes entreprises qui participent de la déforestation de l’Amazonie ont des capitaux dans les paradis fiscaux). Un manque de clairvoyance ou d’honnêteté qui risque d’éveiller l’opinion publique trop tard... quand le modèle social et les ressources de la planète seront détruits.

On voit qu’il sera difficile d’enrayer ce fléau de l'évasion fiscale puisqu’il est mondial et nomade. Le seul espoir sera de trouver un consensus international comme on tente de le faire au niveau climatique (l’un et l’autre sujet étant d’ailleurs liés). On devine bien que le chemin pour y parvenir devra être jalonné de soulèvements populaires exceptionnels tels ceux des gilets jaunes, mais à l’échelle planétaire...

Bannir les paradis fiscaux c'est rendre la gestion du modèle social et du bien commun aux États qui n'auraient jamais dû la perdre.


15 novembre 2018

Le philosophe André Comte-Sponville était hier soir au Palais des Congrès de Liège pour donner devant plus de 1.700 personnes (réparties dans trois salles dont deux en duplex) une conférence ayant pour thème : Choc des civilisations ou civilisation mondiale ? Quelles valeurs pour le XXIe siècle ?

Selon le philosophe, ceux qui expliquent les guerres et les attentats terroristes par le choc des civilisations (titre d’un essai publié par Samuel Huntington en 1996) ont tort même si les attentats du 11 septembre 2001 semblent avoir donné raison à cette thèse, car selon lui une civilisation n’est pas unitaire, ne forme pas un bloc homogène. Elle est composée de cultures différentes qui forment des sous-ensembles (cultures française, espagnole, germanique… ou maghrébine, turque, persane…).
Il étaye son point de vue en donnant des exemples de différentes facettes contradictoires de la civilisation judéo-chrétienne (l’inquisition et les béatitudes, Jean-Marie Le Pen et l’Abbé Pierre, l’esclavagisme et les droits de l’Homme, etc.) et de la civilisation arabo–musulmane (la culture andalouse et l’islam des talibans, Averroès et le Mollah Omar, etc.)
Il n’y a pas de conflit entre les civilisations mais conflit entre la civilisation mondiale laïque, démocratique et respectueuse des droits de l’Homme et tous ceux qui la refuse. Recourir à la seule explication du choc des civilisations dans les raisons d’un conflit est simpliste, car beaucoup d’autres facteurs entrent en jeu.
Pour le philosophe, les hommes comme les civilisations se valent seulement en dignité et en droit, mais pas en faits et en valeurs. Car si tout se vaut rien ne vaut. Peut-on réellement penser que les civilisations pacifiques valent les civilisations militaristes par exemple. Cette attitude est nihiliste, mortifère et démobilisatrice et ne laisse plus rien à opposer aux massacreurs et aux bourreaux.
Il dit haut et fort que la civilisation judéo–chrétienne occidentale est supérieure à la civilisation arabo–musulmane parce qu’elle est laïque et laisse la liberté de culte. Il considère que la civilisation musulmane est fascisante, qu’elle astreint les femmes à certains rôles, impose des règles de vie stricte (la Charia), condamne les homosexuels, punit de mort l’apostasie ou l’athéisme, etc. Il introduit néanmoins la notion de relativité. Vu du monde arabe, c’est l’Occident qui a tort… En effet, les valeurs de référence n’existent elles–mêmes qu’à l’intérieure d’une civilisation. On ne peut parler de valeurs absolues que si Dieu existe…

Le conférencier se réjouit de la mondialisation et n’y voit qu’un progrès global. Il constate que la pauvreté à l’échelle mondiale diminue, de même que la barbarie – contrairement à ce que les informations pourraient nous laisser croire. Il considère que ceux qui se plaignent de la mondialisation veulent protéger leur acquis, leurs petites affaires. Il voit le développement de la Chine et de l’Inde par exemple comme très positifs, à vrai dire inimaginable et inespéré il y a cinquante ans, car il sort des millions de personnes de la misère. Il considère que c’est aux pays les plus avancés à s’adapter à leur développement, vu qu’on ne peut quand même pas leur demander de ralentir leur croissance pour garantir notre confort personnel. Pour illustrer son propos, il raconte que lors d’une randonnée avec un ami dans les Alpes ils se sont égarés et que son ami s’est alors assis devant le paysage en déployant une carte et qu’il a déclaré : ce paysage est faux ! Les Français ont tendance à rendre le contexte international responsable de leurs problèmes.
Même si chaque civilisation doit garder ses spécificités on doit aller vers une civilisation mondiale, s’organiser pour préserver les ressources de la planète donc s’organiser d’un point de vue économique, politique pour incliner à un mode de vie écologique. Si l’on continue à ce train d’exploitation on va droit dans le mur, dès lors il n’y a que deux solutions : le développement durable ou la décroissance. Le problème du développement durable c’est qu’on ne fait que ralentir l’exploitation, retarder l’épuisement des ressources et donc l’extinction de l’humanité.
Le philosophe propose néanmoins de commencer par-là avant d’envisager la décroissance qui lui paraît pour l’instant utopique.

Les valeurs qu’il propose au XXIe siècle sont celles de grands personnages connus universellement pour leur qualités humaines : Le Bouddha, Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela, Jean–Paul II, etc. qui se caractérisent tous par la défense des droits de l’Homme, de l’enfant, de la femme, de la planète. Les valeurs qu’ils défendent sont des valeurs humanistes. L’humanisme est l’horizon éthique indépassable de notre temps comme la démocratie l’est pour la politique (à condition d’en connaître les limites : si tout se vote, on ne peut plus voter) et comme l’économie de marché l’est pour l’économie.
Il souligne qu’il y a eu changement de notre monde de valeurs en l’espace de deux générations, qu’on est passé d’une morale transcendante et d’interdits (parce que religieuse) à une morale immanente humaniste. Avant le Bien c’était d’obéir et le Mal de désobéir. Avant, l’image du mal était celle de la débauche pour l’Église (l’homosexualité, la masturbation, l’échangisme) ; aujourd’hui, elle est plutôt celle de la torture (le viol, le proxénétisme, la pédophilie), de ce qui fait du mal à l’autre, porte atteinte à sa dignité, son intégrité, sa liberté. Le mal, c’est de faire du mal à quelqu’un.

Le conférencier est bon vulgarisateur, simple et clair dans son propos, il développe une argumentation logique, fluide, en citant des faits, des événements, des personnages célèbres, l’illustrant d’anecdotes parfois personnelles. Il a sans doute le défaut de ses qualités en étant très (trop ?) généraliste… mais les thèmes choisis obligent.

Le philosophe donne une image convenue, solennelle, distante. La voix est saccadée, légèrement aiguë, la gestuelle théâtrale et étudiée…
On ne sent pas la proximité de l’homme derrière l’orateur peut–être sous l’influence du milieu dans lequel il a évolué (il a été maître de conférences à la Sorbonne).
J’ai pu constater sur Youtube qu’il avait donné quasi la même conférence il y a deux ans, citant les mêmes anecdotes avec la même gestuelle, les mêmes intonations aux mêmes moments. Il n’y a donc aucune spontanéité dans le discours sauf dans les très brèves allusions à la Belgique (où il se trouve pour l'occasion) et à l’actualité, la mobilisation des gilets jaunes. Des manifestations qu’il réprouve : « les gens se révoltent parce qu’on augmente un peu l’essence… » Cette brève remarque non argumentée, non préparée, est révélatrice de l’incompréhension du phénomène, plus large qu’il n’y paraît. Elle semble émaner de la haute bourgeoisie, d’un obligé du pouvoir, d’une personne déconnectée du réel et des difficultés financières que rencontrent une grande partie de la population.


26 octobre 2018

Visionnage sur Youtube du documentaire de Jacques Donjean (7’46’’) La maison–sculpture Gillet à Angleur (rue de la Belle Jardinière).

Cette maison construite en 1968 par l’architecte Jacques Gillet en collaboration avec Félix Roulin (sculpteur) et René Greisch (ingénieur) est réputée la plus originale de la région liégeoise. Elle a été habitée pendant 50 ans par le frère de l’architecte et sa famille.
Je l’ai visitée en détail dans les années 80 avec l’architecte lui-même alors qu’il était un de mes professeurs à l’Institut Supérieur d’Architecture. Il prônait une architecture « organique » qui a pour principe de s’inspirer des formes de la nature (géologiques, végétales, animales) pour être en harmonie et en association avec elle.
Cette réalisation tend à se fondre dans la nature, de s’y camoufler, or ce n’est pas l’objectif de l’architecture organique qui est plutôt de souligner, de valoriser, de susciter l'admiration de l'environnement… en s’intriquant, non en s’assimilant.
Réalisée en béton projeté (aujourd’hui couvert de mousse) sur une structure d’acier grillagée, elle apparaît au milieu d’un bosquet tel un rocher évidé.
La forme extérieure sculpturale manque de fermeté. On y ressent un tâtonnement dans la recherche de forme, une impression d’amalgame d’ajouts hésitants avec au final un aspect pendouillant, loqueteux (du fait des murs et toitures en voiles de béton).
L’intérieur est très peu amène, froid, sombre (malgré les nombreuses baies), non adapté à l’ameublement même sur mesure. On se croirait dans une grotte (artificielle) aménagée par quelques marginaux.
Je crois que le concepteur a évacué la priorité de l’architecture à savoir veiller au bien–être de ceux qui vont l’habiter pour chercher d'abord à répondre à une sensibilité personnelle ce qui peut être interprété comme une volonté de faire œuvre d’art.
Aujourd'hui inhabitée, cette réalisation de « l’entre–deux » reste une curiosité mais son avenir est incertain (car une rénovation importante est nécessaire) à moins qu’elle réussisse à séduire des gens investis par la philosophie d’un retour à la nature, ou un artiste souhaitant vivre dans un cadre allusif à son art (un sculpteur par exemple). On pourrait aussi envisager une reconversion en lieu culturel, à condition d’en modifier l’accès difficile, pour lui assurer une fréquentation minimum.