"Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture", Henri Matisse.
Alain Zenthner
La rubrique «Journal» rassemble articles, réponses à des sollicitations, impressions, commentaires, et improvisations (à chaud) sur des faits vécus ou d’actualité.


Exposition Giorgo Morandi à l’Arents huis à Bruges
dans le cadre d’Europalia Italie (2 janvier 2004).



        Voici longtemps que j’avais envie de revoir Bruges, l’exposition Giorgo Morandi qui se termine le 4 janvier force un peu la décision de nous y rendre ce lendemain de nouvel an.

        Mon attirance pour cette ville s’explique sans doute par son atmosphère médiévale que certaines lectures (mêmes éloignées dans le temps) ont exaltée notamment « L’œuvre au noir » de Marguerite Yourcenar, « L’enfant de Bruges » de Gilbert Sinoué et « Bruges-la-morte » de Georges Rodenbach.

        Nous décidons d’aborder la ville par le sud, de garer la voiture dans la périphérie (avant de franchir le canal qui ceinture le centre ville) et de nous diriger à pied vers le béguinage en longeant le Minnewater (le lac d’amour). Le vent est glacial et une fine couche de neige recouvre les pelouses qui bordent le canal. Nous empruntons le chemin des remparts qui nous mène au pont sur le lac d’où s’exerce déjà le charme particulier de la ville. Toits pentus, tours et clochers se profilent derrière la maison éclusière et le château du parc de style gothique. Les rues résonnent du passage des calèches et du bruit des sabots des chevaux sur le pavé de grès. L’enclos silencieux du béguinage est planté de hauts arbres inclinés par les vents marins, il nous transporte encore un peu plus loin dans le temps. A travers des ruelles plus fréquentées nous nous dirigeons vers l’église Notre-Dame dont la tour en briques de 122 mètres domine la ville. On trouve dans ses abords immédiats l’ancien hôpital Saint Jean (dont la chapelle contient les œuvres d’Hans Memling) et les musées Arents, Gruuthuse et Groeninghe.

        Des bateleurs attirent le public sur le parvis, nous pénétrons dans l’église pour revoir la Madone de Michel-Ange qui est nichée au centre d’un retable baroque à l’extrémité du bas-côté droit. Malheureusement le visiteur est tenu à une distance d’environ 8 mètres par une balustrade. Il est dès lors difficile d’apprécier l’expression des visages et la finesse du drapé de cette sculpture en marbre blanc qui fait moins d’un mètre de haut.

        L’accès au chœur de l’église est payant ce qui me paraît inconvenant dans une église non sécularisée, il renferme les mausolées de Charles le Téméraire et de sa fille Marie de Bourgogne.

        Derrière l’église nous traversons un square qui sans l’affluence des touristes dégagerait un climat d’époque. Un petit pont enjambe le canal qui passe sous la maison Arents où se tient l’exposition Giorgo Morandi intitulée « Le souffle de l’âme ». L’entrée s’élève à 2,5 € ce qui laisse présumer (comparativement aux prix pratiqués généralement) une estime limitée de la valeur de ce qui est présenté au public.

        On pressent de suite en entrant dans la première salle (de dimensions pourtant modestes) qu’elle contient toutes les oeuvres du peintre italien que les organisateurs ont réunis pour cette exposition c’est-à-dire 24 toiles. La présentation est étriquée, les tableaux sont d’un format à peu près équivalent et font le tour de la pièce à intervalle d’un demi mètre environ. L’éclairage est indirect et tamisé. Difficile dès lors d’éviter la sensation de monotonie et de pauvreté d’autant que le thème de la peinture (la nature morte), les similitudes de composition, les couleurs sourdes et la facture simple ne font rien pour l’amenuiser. Sur le moment on réalise mal que le contenu de cette salle ait pu être le motif de notre déplacement.

        Il faut donc faire l’effort de vouloir dépasser la première impression reçue surtout dans de telles conditions de présentation. L’œuvre de Morandi apparaît très vite chargée de poésie et de méditation. Elle inspire silence, sérénité et atemporalité. La composition est le mobile essentiel de sa peinture, c’est du jeu des agencements que nous vient la perception d’une autre réalité. L’acharnement du peintre à disposer dans la plus grande sobriété boîtes, pots, vases, et bouteilles dénote sa volonté d’aller au-delà de l’apparence formelle de ces objets. Cette obstination révèle par elle-même une recherche de dialogue avec l’invisible et l’absolu.

        On mesure la différence de démarche avec ses contemporains nationaux (Carlo Carra, Giacomo Balla, Gino Sévérini, De Chirico, etc.) à travers les deux autres salles du rez-de-chaussée, démarches à ce point différentes que la confrontation y perd tout son sens – peut-elle d’ailleurs en avoir un en peinture ? Elle apparaît plutôt ici comme un prétexte pour pallier à la trop faible quantité d’œuvres de Morandi qui auraient néanmoins pu remplir deux salles (au lieu d’une) dans une présentation plus généreuse en espace. Si « Le souffle de l’âme » est un titre d’exposition tout à fait approprié aux œuvres du peintre bolognais, il ne l’est plus au seuil de la deuxième salle.

        L’étage présente les œuvres d’un peintre et graveur anglais Frank Brangwyn qui vécut à Bruges et légua sa collection à la ville.

        Avant de quitter la maison Arents, je consulte le très beau catalogue de l’exposition présenté sur un pupitre dans le hall d’entrée. Je remarque que les reproductions sont beaucoup plus éclatantes que les originaux. Je vais d’ailleurs les « confrontées » aussitôt dans la pièce à côté. Je constate que les couleurs ont été forcées au point de les rendre chaudes et attractives. Il n’est pas certain dès lors que ce catalogue aurait rencontré l’assentiment de l’artiste puisque la discrétion des tonalités est une composante importante de sa démarche.



Le musée Memling (ancien hôpital St-Jean) à Bruges
(2 janvier 2004).



        Il me reste moins d’une heure pour visiter le musée Memling situé dans la chapelle de l’ancien hôpital St-Jean. Pressé, je prends la direction d’un panneau indiquant St Jan sans le lire entièrement, j’emprunte une ruelle pittoresque qui me plonge dans le Moyen-Âge et m’amène devant l’entrée du St Jan Kunstcentrum, un centre de congrès et d’exposition. Je reviens sur mes pas et trouve l’entrée du musée dans la Mariastraat en face de la petite place qui tient lieu de parvis de l’église Notre-Dame (devant l’entrée latérale).

        Après avoir franchi la baie en arc brisé, fermée par une porte vitrée à ouverture automatique, on débouche sur un palier qui domine l’ancienne grande salle des malades, de hautes cloisons de verres délimitent un lieu d’accueil (librairie et comptoir des entrées) qui reste ainsi intégré dans l’espace d’origine. L’entrée coûte 8 € audio guide compris.

        L’hôpital Saint-Jean était l’une des plus anciennes institutions de bienfaisance d’Europe, il a été fondé au 12ème siècle, il servit d’hôpital jusqu’en 1976. A l’origine il n’accueillait pas seulement les malades mais aussi les déshérités. La grande salle abrite aujourd’hui des œuvres d’art et des objets illustrant son histoire. Je me trouve obligé de passer rapidement sur certaines œuvres et de sauter des commentaires de l’audio guide pour avoir le temps de voir les œuvres de Memling avant la fermeture. Je m’arrête assez longuement cependant sur une peinture de Jan Beerblock datant de 1778 qui représente la grande salle des malades en pleine activité. Des cloisons en bois compartimentaient à l’époque les lits des malades préservant ainsi leur intimité. Elles s’alignaient sur les colonnes et piliers divisant la salle en plusieurs allées. On y voit tout le personnel s’affairer : sœurs, médecins, auxiliaires, etc. La structure de la salle et les plafonds n’ayant pas changé, j’observe la configuration des lieux pour me situer dans la salle par rapport à la représentation et déterminer ainsi le point de vue du peintre. Je m’arrête encore devant la peinture de Philippe Van Bree datant du début du 19ème siècle et qui représente une vue de l’ancienne apothicairerie où l’on voit un enfant fiévreux sur les genoux de sa mère attendant que les sœurs achèvent de préparer la médication.

        Je raccourcis ma visite pour me diriger vers un enclos sombre et massif, dans un coin de la grande salle, percé d’une baie munie d’un portail en ferronnerie. C’est le lieu de l’ancienne église, il bénéficie d’une surveillance rapprochée (un gardien y semble spécialement affecté), on a l’impression de pénétrer dans un coffre-fort. L’endroit choisi pour présenter les œuvres de Memling participe sans doute du mythe qui s’est créé autour de ce primitif flamand, précurseur de Bruegel. Cette ancienne église intégrée à la grande salle des malades, le bâtiment d’époque et la vieille ville de Bruges elle-même constituent un écrin pour son œuvre.

        Hans Memling (1433-1494) fut redécouvert au 19ème siècle seulement, d’origine allemande il aurait travaillé dans l’atelier de Van der Weyden à Bruxelles et serait venu s’installer à Bruges à la mort de celui-ci en 1464. Il ne la quittera plus, c’est la période la plus florissante de la ville et la bourgeoisie brugeoise ne cessera de lui commander des tableaux. Son œuvre se compose principalement de peintures religieuses et de portraits.

        La châsse de sainte Ursule posée sur un socle au centre de la salle a fait sa réputation d’illustrateur et de miniaturiste, elle raconte la vie et le martyre de sainte Ursule et des 11.000 vierges, ses compagnes. Le dessin est précis, épuré. Les couleurs sobres et de dominante ocre s’harmonisent avec les dorures de la structure de la châsse. Sainte Ursule au pignon est représentée devant une fenêtre lancéolée qui la met en « gloire ».

        Dans le fond, faisant office de retable, un triptyque intitulé Le mariage mystique de sainte Catherine datant de 1479 représente l’Enfant Jésus sur les genoux de sa mère glissant un anneau au doigt de la sainte, le panneau latéral gauche montre la décollation de saint Jean-Baptiste et celui de droite saint Jean L’Evangéliste dans l’île de Pathmos, les deux patrons de l’hôpital. Jésus aurait contracté un mariage mystique avec sainte Catherine parce qu’il aurait été ému par sa ferveur après sa convertion au christianisme à la suite de visions. La vierge et l’enfant Jésus sont mis en valeur par la composition en triangle des personnages et les couleurs soutenues (la robe de la vierge est rouge écarlate). Sur une paroi latérale on trouve encore L’adoration des Mages (1479) et La déploration (1480).

        La chapelle Corneille attenante à l’ancienne église, contient le portrait de Sibylle Sambeth et le diptyque de Martin van Nieuwenhove avec le portrait du donateur et la vierge à la pomme. Ce sont ces deux derniers tableaux qui m’interpellent le plus. Le peintre au-delà de ses qualités de rigueur et de précision a la faculté de traduire l’intériorité des personnages. Dans le portrait de Sibylle Sambeth, le visage de la jeune femme semble exprimer une légère impatience comme si elle attendait l’arrivée de quelqu’un derrière une fenêtre dont l’encadrement serait celui du tableau. Elle a les mains posées délicatement sur le bord inférieur le bout des doigts débordant sur l’encadrement ce qui donne à l’œuvre un supplément de relief et de réalisme. Le modelé du visage est délicat, le rendu du voile diaphane. Le portrait est bien plus qu’une reproduction exacte des traits (dont on ne peut être que convaincu), il idéalise le personnage, lui insuffle une forte présence et une intériorisation intense.

        Hans Memling m’apparaît surtout comme un grand portraitiste. Sa peinture religieuse est posée, sereine et calme, bien qu’il emploie des coloris vifs et très contrastés (rouge/vert, noir/or, etc.). Elle témoigne d’un souci de perfection, d’équilibre, d’harmonie et de juste mesure qui refoule toute spontanéité dans la facture et toute audace de composition. L’artiste semble accorder la primauté à la symbolique plutôt qu’à une recherche de l’émotion visuelle pure. On ressent les influences de Van der Weyden (pour le graphisme et la composition) et de Van Eyck (pour le réalisme pictural).

        Il est 16 heures 55 et un gardien s’avance vers moi d’une manière un peu abrupte et me pousse vers la sortie en canalisant l’espace de ses bras. Le présentoir de la librairie dans le hall vitré est déjà plongé dans l’obscurité. Je sors du bâtiment avec le sentiment que ma visite fut un peu tronquée mais satisfait néanmoins d’avoir vu l’essentiel. Je me promets d’y revenir en ayant plus de temps devant moi.

        La nuit tombe sur Bruges et l’atmosphère se charge encore un peu plus de poésie et de mystère. Sur le pont qui franchit le canal longeant l’ancien hôpital et dans lequel la façade se reflète, je m’arrête un instant pour admirer cette vue dupliquée que le peintre symboliste Fernand Khnopff (1858-1921) a reproduite dans son œuvre intitulée « Secret – Reflet » qui se trouve au Groeningemuseum tout proche et qui date de 1902 (la vue n’a pas changé depuis plus d’un siècle). Memling se sera sans nul doute imprégné comme Khnopff (beaucoup plus tard) de cette réalité transcendée que la ville inspire pour produire une oeuvre symboliste bien avant l’heure.