La Documenta de Kassel est considérée comme la plus grande exposition d’art contemporain au monde. Elle a lieu tous les cinq ans seulement. Une occasion à chaque fois de ranimer le débat de « l’art contemporain »...
Kassel, ancienne capitale de la Hesse située à une trentaine de kilomètres de la frontière de l’ex-RDA est une ville de province reposante : larges avenues, espaces verts, bâtisses blanches entourées de jardins, immeubles limités à quelques étages... Notre guide, une amie allemande, nous dirige de suite vers la Binding-Halle, une ancienne brasserie dans l’est de la ville, un nouvel espace qui a doublé la surface d’exposition et qui est devenu le cœur de la manifestation. Nous sommes un samedi et malgré l’heure relativement matinale, il y a déjà plusieurs centaines de personnes en files devant les six guichets situés au fond de la cour de cette usine réaffectée. Il y a environ trois-quarts d’heure d’attente avant d’obtenir son ticket d’entrée qui coûte 16 € (la visite de la Documenta est un luxe !).
L’espace intérieur est labyrinthique, distribué en longs couloirs et salles de dimensions variées (mais plutôt étroites). La foule s’y presse et rend l’atmosphère, moite, étouffante, oppressive d’autant que la plupart des salles sont plongées dans l’obscurité pour la présentation des films vidéo ou dans la pénombre pour ajouter au mystère de certaines installations…
On comprend très vite que le plaisir à trouver sera conceptuel ou ne sera pas et qu’il ne faudra pas compter sur la séduction des sens (ou fort peu) pour nous amener à la réflexion - s’il y a lieu.
On notera une sollicitation attrayante du sens olfactif tout de même dans l’installation du brésilien Arthur Barrio qui fait marcher le visiteur dans une pièce au sol recouvert de café, la foule ne s’y trompe d’ailleurs pas puisque qu’une nouvelle attente d’une vingtaine de minutes est nécessaire pour accéder à cette sensation (le nombre de spectateurs étant régulé dans cette salle).
La belge Chantal Akerman aligne sur plusieurs rangs des magnétoscopes dont les écrans montrent ce qui se passe de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, entre les pauvres et les riches… Ceux qui tentent de la traverser sont traqués comme des animaux.
La cubaine Tania Bruguera aveugle les visiteurs avec des projecteurs puissants et tentent de leur fait perdre le sens de l’orientation, le tout sur un fond sonore menaçant de mitraillettes que l’on recharge.
Le chinois Feng Mengbo a installé une performance Internet interactive invitant le spectateur à participer sans qu’il puisse savoir qui est en train de tirer, lui ou l’artiste.
La française Annette Messager occupe une des plus grande salles avec une installation assez distrayante de peluches en mouvement. Elles sont articulées par des filins, montées, descendues ou traînées sur le sol… d’après un mot d’explication que j’ai pu lire dans le catalogue, elles auraient pour but de signifier l’oppression et l’invalidité ?
Le labyrinthe s’ouvre temporairement sur un préau salvateur où le public peut prendre l’air et découvrir la seule peinture de la Documenta, une fresque « double face » d’une dizaine de mètres de long vivement colorée, narrative et engagée (contre la guerre).
La plupart des films vidéos se révèlent ternes, lents, hermétiques et ennuyeux. L’artifice classique de la multiplication des écrans multiplie d’autant de fois les énigmes que posent les images et les enchevêtre. Pour être vu dans leur entièreté la majorité des vidéos demande un sacrifice de temps qui risque de léser le visiteur d’un jour d’une autre partie de l’exposition (« The El Hierro Conversation », archives sociales d’une île des Canaries, de l’anglais Craigie Horsfield, a une durée de dix heures !). Au prix d’un peu de patience certains thèmes dans l’obscurité affleurent : la pauvreté, l’exclusion, les cultures exotiques, la guerre…
En quittant la brasserie, un bâtiment à l’écart dans la cour attire notre attention par les grondements qui en proviennent. En y pénétrant on découvre une structure métallique qui occupe tout l’espace et dans laquelle s’imbrique un étrange « multicoque » en bois haut de six à sept mètres. Les grondements sont décuplés par la résonance et ponctués par des claquements sourds. Un escalier en colimaçon permet de monter sur ce plancher incurvé et de découvrir des jeunes gens se livrant à des acrobaties sur des planches à roulettes. Je n’ai trouvé nulle part l’interprétation de cette installation à moins qu’elle ne soit pas considérée comme telle…
Une navette gratuite (!) nous amène sur la place Friedrichs pour la visite du musée Fridericianum. Une file d’attente coupe en deux la perspective de la place. Les espaces de ce musée sont plus agréables que ceux de la brasserie. Dans une des hautes salles du rez-de-chaussée, un homme et une femme sont enfermés dans une cage en verre et lisent en alternance dans un micro toutes les années écoulées entre 998.031 avant J.C. et 1969, et entre 1969 et 1.001.995 : une performance-installation du japonais On Kawara intitulée « One million Years » qui a pour but de montrer combien les dates déterminent la mesure de l’existence humaine…
Georges Adéagbo a rassemblé dans une pièce des objets trouvés (jetés) au Bénin et à Kassel pour signifier que ce que les gens jettent en Europe équivaut à de l’argent…
En sortant du musée nous nous dirigeons vers l'architecture avant-gardiste de la Documenta-Halle située à quelques centaines de mètres dont le principal intérêt est d’héberger la librairie de la Documenta. De commun accord nous faisons l’impasse sur la Kulturbahnhof (une gare réaffectée), quatrième lieu stratégique de la manifestation, situé à l’autre bout de la ville. On en a vu assez. Nous préférons descendre vers l’Orangerie et le parc Karlwiese par le G.-Mahler-Treppe, une promenade en escaliers où se tient un marché artisanal, une installation que nous trouvons particulièrement réussie !
Après ma visite un article de presse m’apprend que cette onzième Documenta se voulait la plus cosmopolite possible, que son commissaire, le nigérian Enwezor, spécialiste de sciences politiques, a voulu lui insuffler la mondialisation, la transnationalité et le postcolonialisme comme grands thèmes. Un art participant donc au discours intellectuel sur le monde dans lequel nous vivons Un art engagé. Malheureusement, on constate que ces thèmes sont à peine perceptibles au simple contact visuel et physique des œuvres présentées. Un commentaire systématique pourrait peut-être les rendre plus visibles. Mais l’art doit-il vraiment être subordonné au commentaire pour être compris et apprécié ? L’œuvre étant exposée ainsi au risque d’être limitée ou extrapolée…
L’objet d’une œuvre d’art est avant tout d’en appeler à notre sensibilité en nous transmettant une émotion, un sentiment... Sans quoi elle n’a pas plus de valeur que tout ce qui peut être commenté (c’est-à-dire n’importe quoi). Certaines installations y parviennent, celles-là sont souvent le résultat d’une adéquation fortuite entre l’intention de l’artiste, la technique de sa mise en oeuvre et le lieu de sa réalisation. On ressent que l’œuvre dépasse dans ce cas le mobile de l’artiste et qu’elle génère une « beauté » inattendue. Le hasard doit rester déterminant dans l’élaboration d’une œuvre d’art.
Dans les circonstances d’une exposition comme la Documenta (ou la biennale de Venise) où les œuvres sont pour la plupart exécutées sur commande (plus des deux tiers des œuvres présentées ont été spécialement créées) et dirigées par des thèmes, les chances d’y découvrir de vraies réussites sont réduites. Ces conditions de motivations et les moyens d’expression utilisés amènent les artistes à investir de plus en plus le réel alors qu’il devrait s’en extraire et se maintenir dans la fiction et le symbolique (nous emporter ailleurs sinon nous faire rêver).
On peut se poser la question de savoir quel intérêt on peut trouver à s’évertuer à exprimer des idées engagées dans la réalité socio-économique par des procédés inconfortables et fastidieux qui ne les rendent que vaguement discernables. C’est un leurre que de croire que la difficulté du déchiffrement des messages éventuels apporte un supplément de profondeur. La lecture d’un article d’une page sur l’objectif d’Enwesor (le commissaire de la manifestation) est plus significatif à lui seul que l’ensemble des œuvres de la Documenta.
Au vu du succès de l’exposition, il faut croire à l’attrait des apparences du mystère et à la force d’interpellation de ses mises en forme. Le public en y adhérant éprouve sans doute l’impression valorisante de participer d’une mouvance élitaire à la pointe de son époque.
L’importance de la médiatisation de ce genre de manifestation fait qu’on lui attribue le monopole de « l’art contemporain » et présuppose donc qu’on y montre le seul art valable actuel. Les institutions instigatrices du phénomène ne cessent, de plus, de le conforter au travers ses musées d’art contemporain, des initiatives diverses en des lieux publics ou certaines galeries subsidiées. Cette situation invalide les formes d’expression telle que la peinture ou la sculpture qui s’en trouvent exclues, considérées sans doute comme faisant partie d’un art traditionnel dépassé. Or, il n’y a pas de « dépassement » ou de notion de progrès qui vaille en matière artistique. Chaque moyen d’expression est spécifique, incomparable (situé sur un même échelon de valeur), sa « contemporanéité » ne dépendant que de son maître d’œuvre.
On peut espérer que dans l’avenir le public ne s’y trompera pas, qu’il prendra la mesure de la contenance événementielle et artificielle de ces formes d’expression et qu’il remettra en cause leur suprématie pour qu’une place moins exclusive leur soit accordée dans l’art contemporain.