"Il faut que la peinture serve à autre chose qu'à la peinture", Henri Matisse.
Alain Zenthner
La première partie de cette nouvelle (entre crochets) est de Vincent Engel.
Écrite pour le concours « Achève-moi 2010» de la Province de Liège (plus de mille participants), elle fit partie des cinq nouvelles sélectionnées (pour cet auteur).


Le Cri


[Il y a des choses étranges qui se passent pendant les guerres. Tous les jours, me direz-vous, mais pendant un conflit, c’est… comment dirais-je ? C’est comme si l’étrangeté était amplifiée par les échos sinistres et meurtriers qui découpent l’horizon de la peur. Cela peut tenir de l’univers des fables – lesquelles sont souvent tissées de violence – à cette nuance près qu’il paraît malaisé de tirer des morales dans un contexte qui en semble à ce point dépourvu – sinon celle de l’héroïsme et de l’abnégation. Et voilà des vertus dont on peut espérer qu’elles soient un jour inutiles.
L’agneau dormant entre les pattes du lion est une fable qui prête à sourire : on devine combien le sommeil du plus faible doit être agité. Et je n’oserais appliquer au récit qui suit une telle image, car cela se passe en un temps où la réduction de certains êtres au rang d’animal inférieur ne tenait en rien de la littérature – et surtout pas de la fable.

Johann von Rimstel était un officier allemand de la vieille école et d’antique tradition. Un peu trop jeune pour avoir connu personnellement l’humiliation de la défaite, en 1918, il avait eu sa jeunesse pour rêver du jour où l’Allemagne se redresserait. Sans croire dans le mirage frêle de Weimar ni dans les vociférations de celui qu’il prenait pour un clown sans talent, il n’adhéra à aucun parti et choisit de gravir patiemment les échelons de la hiérarchie de cette minuscule armée concédée à l’Allemagne par le détestable traité de Versailles. Il observa, ironique, la montée du fascisme, moquant autant les gesticulations frénétiques des nazis que l’incapacité où se trouvaient les autres forces politiques, allemandes et étrangères, d’enrayer cette ascension.
Par-dessus tout, von Rimstel était amateur de peinture, tout particulièrement de ce mouvement expressionniste que Hitler et les siens semblaient à ce point détester. Peu sensible aux préjugés qui, dans son pays, prenaient pourtant une consistance sans cesse plus inquiétante, au demeurant peu conscient de la réelle portée de ce danger montant, il fréquentait les peintres qui, juifs pour la plupart, illustraient cette école que d’aucuns – qualifiés d’abrutis par von Rimstel – déclaraient un art dégénéré.]

Le rendez-vous du vendredi soir au fond du café Babylon dans la Friedrichstraβe à Berlin était devenu un rituel. Le travail et la vie de ces artistes bannis exerçaient sur Johann un attrait spontané. Prenant une part active à leur discussion, il avait très vite fait partie des leurs. Pourtant, la première rencontre fut cuisante. Comme d’habitude, Magda et lui étaient passés prendre un verre après leur séance hebdomadaire de cinéma. Le hasard voulut que la seule table disponible jouxtât celle de cette bande de joyeux drilles chevelus et débraillés qui conversaient bruyamment. La beauté féline de Magda attira aussitôt l’attention d’un des membres du groupe qui, sachant pertinemment que cette voisine de table ne pouvait plus ignorer qu’ils étaient peintres, s’exclama à la cantonade en évaluant ses mensurations : « Je crois qu’il y a un modèle féminin potentiel à portée de pinceau... » Il s’adressa ensuite plus précisément à elle :
« Accepteriez-vous, mademoiselle, de poser pour moi ?
— C’est à voir… répondit Magda, en le jaugeant avec autant d’impudence.
— Dans ce cas, joignez-vous à nous pour discuter des conditions.
— La première, c’est d’inviter aussi mon compagnon, rétorqua-t-elle en se tournant vers Johann.
— Oui, mais lui, on ne lui demandera pas de poser ! » répliqua l’insolent dans l’hilarité générale.

Von Rimstel avait remarqué de suite l’expression soupçonneuse de celui qui paraissait le plus âgé de la tablée. Bien qu’il ne sortait jamais en uniforme le soir, il supposait que son maintien en gardait la trace et que sa coupe de cheveux sévère renforçait la présomption d’avoir affaire à un militaire. Le regard crispé de cet homme s’était détendu lorsque von Rimstel s’était présenté avec aplomb comme professeur de philologie classique à l’Université de Humboldt. Sur le moment, Magda en était restée médusée avant de comprendre que la fonction réelle de son fiancé aurait rebuté ces artistes qu’elle devinait méprisés par le régime. Elle présuma que sa solide culture littéraire avait sans doute contribué à improviser ce mensonge. Les distractions limitées de l’après-guerre et son tempérament doux et rêveur l’avaient amené à consacrer une bonne part de sa jeunesse à la lecture. Il avait eu la chance de disposer d’une bibliothèque publique bien fournie dans son quartier. Après quantité de récits d’aventures et de science-fiction, il avait dévoré les ouvrages de Lessing, Goethe, Rilke, Thomas et Heinrich Mann… puis s’était passionné pour les théories philosophiques de Kant, Nietzsche, Heidegger…
Le soir de cette rencontre, von Rimstel contint difficilement sa surprise puis son émotion en apprenant qu’il avait en face de lui les représentants majeurs de son courant de peinture favori dont il connaissait depuis longtemps les œuvres. Il sentit de suite que sa qualité prétendue de professeur d’université faisait forte impression sur cette compagnie d’artistes. Au fil des rencontres, celle-ci semblait apprécier de plus en plus l’érudition et la finesse d’analyse de ce nouvel ami. Il ressortait d’évidence que, de ce point de vue, il les surpassait tous. Un soir, Alexej, le plus âgé du groupe, le prit à part et lui fit cette proposition : « Johann, tu connais notre travail mieux que personne, notre conception de l’art et les idées qui nous unissent. Nous avons pensé qu’il serait utile que nous rédigions un manifeste de notre mouvement afin de lui donner davantage de consistance et nous situer dans l’histoire de la peinture. Tu nous sembles être la personne la plus compétente. Veux-tu devenir notre théoricien ? »
Johann accepta sans hésiter. Tous ensemble, ils retracèrent de suite les grandes lignes de leur programme, précisèrent les particularités de leur mouvance au sein de l’expressionnisme. Ils convinrent que Johann commencerait par rappeler son fondement : un état d’esprit plus qu’une forme d’art, profondément antirationnel, anticonformiste, antibourgeois, animé par la volonté d’une liberté absolue s’exprimant par un graphisme nerveux, spontané, violent et des couleurs pures capables de transmettre des émotions fortes, primales, telles que celles qui suscitent le cri. Cette intention de retrouver les manifestations de l’âme primitive leur parut essentielle pour renforcer le caractère spirituel de leur mouvement. Ils voulaient se distinguer en cela du fauvisme français qui, à leur sens, n’avait qu’une motivation picturale en exaltant la couleur pure, tandis qu’eux cherchaient l’expression de l’intériorité de la conscience, de l’instinct, de l’intuition… Leurs œuvres n’étaient, somme toute, que les traces laissées par la lutte pour manifester leur nécessité intérieure. Ils tombèrent d’accord pour dire qu’une grande ambition traversait le mouvement, celle d’appeler à une civilisation nouvelle, plus fidèle à la nature de l’homme, plus ouverte, plus altruiste... Loin de celle qui existait et de celle qui se profilait. Ils conclurent que leur art était pleinement engagé dans la vie sociale.
Johann promit de développer ces arguments de base, de les exemplifier, de les mettre en perspective du mieux qu’il pourrait.

Le cercle d’amis fit la fermeture du Babylon ce soir-là. Une effervescence générale était palpable. Elle résultait sans doute du fait que pour la première fois on allait traduire en mots la teneur de leur travail pictural, lui donner une assise théorique et un sens commun profond qu’ils n’arrivaient pas toujours à cerner eux-mêmes. Se sentir ainsi valorisés et soutenus, alors qu’ils étaient plutôt calomniés de coutume, les réjouissait.
Obligés de quitter l’établissement, ils prolongèrent leur conversation sur le trottoir. Alors qu’ils se séparaient dans des effusions d’amitié, une voiture de grosse cylindrée approcha et ralentit à leur hauteur. Johann reconnut le modèle de véhicule attribué aux hauts gradés de l’État-Major et détourna aussitôt la tête tout en relevant le col de sa gabardine. Mais la berline reprit de suite de la vitesse et s’éloigna sans qu’il puisse deviner qui se trouvait à son bord.

En revenant seul à pied dans la nuit vers son appartement de la Sophienstraβe, von Rimstel fut une nouvelle fois tenaillé par le doute et la défiance de la direction donnée à sa vie. Ces remises en question du choix d’une carrière militaire étaient de plus en plus fréquentes. Il en refaisait sans cesse la genèse. Il supposait qu’enfant, la mort de son père pendant la guerre l’avait déterminé inconsciemment à prendre sa relève. À l’âge de raison, il s’était engagé spontanément dans la Reichswehr avec le sentiment diffus d’une obligation morale et d’une nécessaire révérence filiale. Les premières années, il s’était senti à sa place, mais le malaise s’était installé insidieusement avant de s’imposer d’évidence à la suite d’événements engendrés par le nouveau régime : les assassinats de la Nuit des longs couteaux, la propagande raciste des Jeux olympiques, l\'Anschluss, l’effronterie des accords de Munich, les saccages de la Nuit de cristal, et dans quelques jours l\'invasion de la Tchécoslovaquie... S’il avait toujours souhaité que l’Allemagne retrouve sa grandeur après les années de misère de l’après-guerre, il percevait maintenant dans l’ambition de ses dirigeants un emballement incontrôlé et destructeur. Il supportait de moins en moins de voir la démocratie bafouée et son pays pousser à l’exode ses meilleurs artistes — écrivains, peintres, musiciens.
En rentrant, il aurait aimé se confier à Magda, mais il ne tenait pas à l’éveiller. Désormais, elle sortait le vendredi soir avec une amie, mais rentrait beaucoup plus tôt que lui. Elle ne l’avait pas accompagné bien longtemps au Babylon, car les discussions révoltées sur l’art et l’ordre du monde de ces peintres brimés l\'inquiétaient.

Une semaine plus tard, le vendredi 19 mars 1939 à 16 heures, le capitaine Johann von Rimstel reçut un ordre de mission du Colonel de sa Division lui enjoignant d’arrêter le lendemain à l’aube les artistes mentionnés, de vider leurs ateliers et de rassembler leurs œuvres au centre de la cour de la caserne des pompiers aux fins de les détruire par le feu. Dans la liste figuraient tous ses amis.

Le même jour à 19 heures, profitant de l’absence de Magda sortie avec son amie, Johann n’attendit pas l’heure du rendez-vous avec ses compères, il se rendit chez Alexej pour lui avouer sa véritable position et l’informer de la rafle qui se préparait. L’artiste s’en trouva abasourdi puis décontenancé, mais Johann l’encouragea à se ressaisir, à organiser au plus vite sa fuite et celle de ses confrères, à sauver leurs vies et leurs œuvres…
Au moment de se quitter, Alexej mesura les risques pris par Johann en les fréquentant pendant des mois et ceux qu’il prenait encore en venant l’alerter. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et le vieux peintre lui confia qu’il n’aurait jamais imaginé avoir un jour pour ami un officier de la Wehrmacht. Ils se séparèrent en promettant de se revoir.

Rentré chez lui vers 20 heures, Johann rédigea fiévreusement ce mot à l’intention de sa compagne :

Chère Magda,

J’ai reçu l’ordre d’arrêter demain matin à l’aube mes amis artistes et de brûler leurs œuvres. Sachant qu’ils seraient envoyés en déportation et risqueraient de ne jamais en revenir, j’ai pris la décision d’informer immédiatement Alexej.
Cette mission m’a définitivement éclairé sur moi-même. Je ne veux et ne peux plus supporter d’être l’instrument de ce régime.
Il faut que tu saches que j’ai sauvé ces gens non pas parce qu’ils font partie de la même communauté que toi ou parce qu’ils sont artistes, mais parce qu’ils ont une vision fraternelle de l’avenir… Une vision que je ne décèle pas chez ceux qui dirigent désormais notre nation. J’ai malheureusement compris trop tard que l’humanité, telle que je la conçois, ne peut se concilier avec la terreur et le sang.
Tu sais ce qui a motivé mon engagement dans l’armée. Je ne pouvais imaginer alors qu’elle deviendrait le bras de la tyrannie. Mon erreur fut de ne pas ouvrir les yeux sur sa dérive et de continuer à la servir. Mon mal-être grandit depuis plusieurs années. Ce soir, il m’étouffe.
La démission n’étant plus possible à ce jour dans la Wehrmacht et ne pouvant admettre d’être déclaré déserteur, mon honneur et celui de ma famille ne me laissent pas le choix…
Je crois que seul l’art a finalement donné un sens à mon existence. Si j’ai aimé la peinture expressionniste par-dessus tout, c’est que sans doute ma nature profonde s’y retrouvait. Je n’étais pas fait pour vivre cette époque en ces circonstances.
Tu sais combien j’étais fasciné par ce tableau, précurseur de l’expressionnisme, intitulé « Le Cri » du peintre Edvard Munch. Aujourd’hui, j’ai compris qu’il me représente. Je ne peux plus supporter cette vie… Pardonne-moi.
N’aie aucun regret, car ce qui se prépare nous aura de toute façon séparés. Prends bien soin de toi et quitte ce pays, ce continent, tant qu’il est encore temps.

Johann


Dans la minute qui suivit, le capitaine Johann von Rimstel prit son arme de service rangée dans le tiroir du bureau et dirigea le canon vers sa tempe…